On l’a vu dans le précédent billet, les titres des articles de presse commentant la fin de la controverse entre l’artiste chinois Weiwei et l’entreprise Lego donnaient l’avantage au premier : « Quand Ai Weiwei fait plier Lego » (Le Temps du 14 janvier 2016), « Lego fait amende honorable après la polémique avec l’artiste dissident chinois Ai Weiwei » (La Croix du 13 janvier 2016), « Comment l’artiste chinois Ai Weiwei a convaincu Lego d’abandonner sa politique de restriction pour les projets militants ? » (Colleen Curry, 15 janvier 2016). Weiwei lui-même a affirmé que Lego avait pris une « bonne décision », ajoutant que « s’agissant des artistes et de la liberté d’expression, l’effort est permanent. Même si Lego est une grande entreprise qui bouge lentement, je suis content qu’elle ait fini par prendre cette décision » (1). On a vu aussi que, face à l’explication donnée par Lego à son refus de livrer une commande en gros à la National Gallery of Victoria de Melbourne, six arguments favorables à Weiwei avaient été avancés : 1. acte de censure, 2. acte de discrimination, 3. responsabilité de Lego en tant qu’acteur politique, 4. valeurs d’entreprise « discutables », 5. relations de Lego avec les autorités chinoises, 6. posture critique adoptée par Weiwei à l’égard de ces autorités (ce dernier argument ayant un caractère indirect). Dans ce billet, je m’intéresse aux arguments n°1, 2, 3 et 4 qui sont, me semble-t-il, les plus discutables, et qui répondent à une logique interne. Mais leur interprétation politique a peut-être contribué à empêcher la recherche d’un jugement moral modéré – d’un juste milieu – dans cette affaire. J’en propose une autre interprétation.

Les arguments de Weiwei l’ont finalement emporté, mais il vaut la peine de noter que des contre-arguments avaient été avancés. Parmi les réactions à l’un de ses posts sur Instagram, il a été fait appel à la règle d’or en un sens négatif – « ne pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’il nous fasse » –, l’argument prenant la forme suivante : si un dictateur s’emparait d’une œuvre d’art de Weiwei pour promouvoir les « valeurs » de sa dictature, l’artiste ne manquerait pas de porter plainte. Par conséquent, sa position à l’égard de Lego viole la règle d’or, une règle de réciprocité qui est, toutes choses égales par ailleurs, communément admise. L’auteur du contre-argument ajoute : « Lego a des règles. Et alors ? » – puis, s’adressant à l’artiste : « Je pense que vous ne comprenez pas ce qu’est exactement la liberté. Censure ? Discrimination ? Ah ! Ah ! »

L’interjection finale, qui exprime la dérision, porte sur les deux mots clés mis en avant par Weiwei : la censure et la discrimination. L’argument de la censure (le n°1 selon notre classification) a été attaqué par un critique d’art, Jonathan Jones, dans un article au titre explicite : « Ai Weiwei n’a pas été censuré : Lego est un jouet, pas une force négative » (« Ai Weiwei has not been censored: Lego is a toy, not a force for evil », The Guardian, 26 octobre 2015). L’artiste chinois prétend qu’il a été victime d’une discrimination, mais en réalité, affirme Jones, en disant cela « il ne fait que jouer un jeu, cédant aux caprices des Occidentaux qui aiment l’idée que le comportement des entreprises au sein du monde démocratique est aussi mauvais que les actions du gouvernement chinois ». Pour Jones, Weiwei confond ce qui relève d’une communication d’entreprise maladroite et ce qu’est vraiment la censure. Car « Lego n’empêche pas – et ne peut empêcher – Weiwei de faire de la création grâce à ses briques. Elle le sait parfaitement et lui aussi le sait. Elle a seulement refusé d’honorer sa commande en gros. Personne n’a été censuré ». Jones ajoute que « Lego est un jouet, pas une force négative », et qu’en l’attaquant, l’artiste « répète des banalités à la mode ».

Jones s’en prend à l’argument de la censure, mais il semble en retenir une définition politique, celle selon laquelle la censure est exercée par une autorité susceptible de « soumettre à un examen le contenu des différentes formes d’expression ou d’information avant d’en permettre la publication, la représentation ou la diffusion » (CNRTL). Il faut reconnaître que Weiwei lui-même considère qu’une entreprise comme Lego est un acteur « culturel et politique ». Mais le mot « censure » a une extension plus importante et, surtout, non exclusivement politique. En évoquant la censure, Weiwei a pu s’y référer. Ici la censure désigne plus généralement l’« action de critiquer quelque chose ou quelqu’un », spécifiquement l’« action de critiquer, de façon le plus souvent sévère en émettant un blâme, la conduite ou les œuvres de quelqu’un ». Même selon cette définition, il n’est pas évident, si l’on s’en tient aux déclarations publiques, que Lego ait commis un acte de censure ou assimilable, par ses effets, à un acte de censure, son porte-parole affirmant clairement : « Nous respectons le droit de chacun à la libre expression créatrice et nous ne censurons pas et n’interdisons pas l’utilisation créative de briques Lego » (2).

Ces remarques auraient pu conduire un observateur neutre et raisonnable à faire un jugement modéré sur la position de Lego dans cette affaire. Elles conduisent à déplacer le débat du terrain politique (celui de la censure au sens où elle émane d’une autorité) au terrain de la confusion ou du malentendu résultant d’une certaine dissonance entre les intentions de l’entreprise (« Nous respectons le droit de chacun à la libre expression créatrice… ») et ses actes (le refus d’honorer la commande de la National Gallery of Victoria en raison de la procédure selon laquelle « lorsque le groupe [reçoit] des commandes de briques Lego en grande quantité dans le cadre de projets, le groupe Lego demand[e] des informations sur la thématique du projet » – voir la note 3).

Malheureusement, les arguments n°3 et n°4 se conjuguent pour empêcher cet observateur idéal de produire un jugement de juste milieu. Le n°3 affirme que l’entreprise est, en raison de son pouvoir, un acteur politique. Cette affirmation mérite un examen qui dépasse le cadre de ce billet, mais elle a un rapport avec l’argument n°4. Ce dernier affirme que les valeurs de Lego sont « discutables » – en anglais : « As a powerful corporation, Lego is an influential cultural and political actor in the globalized economy with questionable values ». Ce que semble vouloir dire cet argument, ce n’est pas que les valeurs affirmées par l’entreprise sont problématiques en elles-mêmes (4), mais qu’elles résultent des activités de l’entreprise. Cela signifie que Lego ne défend pas de façon inconditionnelle la liberté d’expression. Suivant cette interprétation, l’artiste chinois, en évoquant des « valeurs discutables », parle moins de la substance de certaines valeurs que de la manière dont la liberté d’expression est prise en compte par l’entreprise Lego. Il est vrai que son ancienne procédure d’acceptation des commandes en gros, qui a été rappelée ci-dessus et a été modifiée le 1er janvier 2016, pouvait laisser penser à un soutien non inconditionnel de la liberté donnée à ses clients d’utiliser ses briques. On est loin, cependant, d’une opposition pure et simple à la liberté d’expression.

Qu’en est-il de l’argument n°2, relatif à la discrimination ? Il est objectivement difficile de voir, dans la décision de Lego, un acte de discrimination directe. Mais peut-être pourrait-on y voir un acte de discrimination indirecte. En France, la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 distingue ces deux formes discrimination (5) :

« Constitue une discrimination directe la situation dans laquelle, sur le fondement de son appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie ou une race, sa religion, ses convictions, son âge, sa perte d’autonomie, son handicap, son orientation ou identité sexuelle, son sexe ou son lieu de résidence, une personne est traitée de manière moins favorable qu’une autre ne l’est, ne l’a été ou ne l’aura été dans une situation comparable. »

La seconde forme est indirecte car elle fait référence à une « pratique neutre en apparence » dont les conséquences sont, volontairement ou involontairement, discriminatoires :

« Constitue une discrimination indirecte une disposition, un critère ou une pratique neutre en apparence, mais susceptible d’entraîner, pour l’un des motifs mentionnés au premier alinéa, un désavantage particulier pour des personnes par rapport à d’autres personnes, à moins que cette disposition, ce critère ou cette pratique ne soit objectivement justifié par un but légitime et que les moyens pour réaliser ce but ne soient nécessaires et appropriés. » (6)

Peut-être Weiwei évoque-t-il implicitement le cas de discrimination indirecte. Peut-être exprime-t-il à l’aide du concept de discrimination une différence de traitement entre deux situations : celle d’Alcatraz et celle de Melbourne. Car en 2014, Weiwei utilisa des briques Lego dans le cadre d’une exposition à Alcatraz montrant des portraits de prisonniers en mosaïque de Legos (voir « Art Man of Alcatraz. Ai Weiwei Takes His Work to a Prison »). Pourquoi le groupe a-t-il fourni des briques pour cette exposition et non pour celle de Melbourne ? Interrogé par le New York Times, le porte-parole de Lego a refusé d’en expliquer la raison. Enfin, il est possible que Weiwei ait utilisé le concept de discrimination pour diriger l’attention vers la possible prise en compte, dans la décision de Lego, de son projet de création d’un parc Legoland à Shanghai.

Quoi qu’il en soit, il aurait pu utiliser l’idée de « pratique neutre en apparence » – ici une procédure d’acceptation des clients pour les commandes en gros dans le cadre de projets – pour étayer son argument sur la discrimination, sans qu’il soit nécessaire de la coupler à la thèse selon laquelle une entreprise est un acteur politique. Dans le contexte de l’exposition de Melbourne, le refus de fournir un client pouvait avoir le caractère d’une « pratique neutre en apparence », sans toutefois être neutre « en réalité ». Mais ici aussi, la question morale appelle plutôt un jugement modéré qu’un jugement tranché. Surtout si l’on ajoute que Weiwei a affirmé, à propos de l’exposition de Melbourne, que Lego « n’avait peut-être pas vraiment compris ce que nous voulions faire » (« maybe they didn’t really get what we were going to do »). Raison de plus pour retenir une position de juste milieu dans cette affaire, et confirmation, soit dit en passant, de la pertinence de la nouvelle politique de vente en gros de Lego, qui n’exige plus de communiquer au groupe la « thématique envisagée » par ses clients.

Alain Anquetil

(1) « Lego changes policy after ai weiwei controversy » (New York Times, 13 janvier 2016). L’article donne les raisons de la décision de Lego qui ont été mentionnés dans le précédent billet (éviter les malentendus et le risque d’incohérence), que je rappelle ici en version anglaise : « Asked whether the company had changed its policy in direct response to the public outcry over Mr. Ai’s exhibition, Mr. Trangbaek said, “the adjusted guidelines for bulk sales is a result of the fact that we have experienced that our old guidelines could potentially be misunderstood or perceived as inconsistent”. »

(2) Propos cités dans « Is Lego Wrong For Refusing To Sell To Ai Weiwei? ». Il s’agit de l’ancienne procédure du groupe, qui a été modifiée le 1er janvier 2016.

(3) Cf. le précédent billet.

(4) Il s’agit, selon le site du groupe, de l’imagination, de la créativité, de l’amusement, de l’apprentissage, de la bienveillance et de la qualité. Reprenant les données figurant sur le site de l’entreprise, Jones rappelle inutilement que celle-ci favorise « la créativité, l’éducation et la liberté de jouer », puisque ce ne sont pas ces valeurs-là que vise Weiwei.

(5) Loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations.

(6) Un rapport du Sénat du 12 novembre 2014 relatif à la lutte contre les discriminations précise que « la notion de discrimination indirecte a été développée en droit américain dès 1971 avec la décision de la Cour suprême Griggs v. Duke Power Company puis reprise en droit français dans le cadre de la transposition de directives européennes. Cette définition a permis de débusquer derrière une « apparence neutre » des comportements réellement discriminatoires. Pour ce type de discrimination, la mesure statistique est primordiale pour mettre à jour les obstacles à un traitement égal des personnes ou des groupes de personnes. »

 

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