Peut-être vous souvenez-vous des romans d’espionnage du temps de la Guerre Froide, dans lesquels à peu près tout le monde était suspecté d’être une « taupe » ? Le maître en la matière, le grand spécialiste des agents-double, était John Le Carré. L’un de ses meilleurs romans n’est autre que Tinker, Tailor, Soldier, Spy dont le titre français était justement « La Taupe » et dont la publication, au printemps 1974, coïncidait avec la démission de Willy Brandt, précipitée justement par la découverte d’un espion de l’Allemagne de l’Est parmi ses plus proches collaborateurs. La Taupe (03)Plus les tenants et aboutissants du référendum Brexit se dévoilent et plus cela m’évoque Tinker, Tailor, Soldier, Spy, titre emprunté à une comptine ancestrale, et qui fait référence aux noms de code attribués aux différents suspects. Si la campagne du Brexit convoque le souvenir de ce type de romans d’espionnage c’est parce qu’elle soulève la même question obsédante : y-a-t-il quelque part un agent double qui s’emploie en apparence à œuvrer pour une issue clairement identifiée, alors qu’en réalité, il chercherait secrètement à provoquer l’exact opposé ? Si le référendum Brexit était une série télé comme Borgen ou encore Deutschland 83, le meilleur casting pour l’agent double serait sans aucun doute David Cameron. En fait, il serait carrément trop bon pour être vrai. Les « taupes » les plus brillantes et les plus efficaces ont toujours une apparence inoffensive, elles sont sous-estimées par tous. Personnalités plutôt médiocres, elles ne sont pas stupides mais pas brillantes non plus, parfois maladroites et presque touchantes de par leur gaucherie. Leurs fausses identités ont été construites pendant des années avec tant de patience, qu’elles sont devenues totalement crédibles, convaincantes, évidentes. Si je devais écrire le scénario de cette fiction télé, je m’attacherais donc particulièrement à inventer ce type de couverture pour mon agent double. Voilà comment je m’y prendrais : Un politicien moyen que les circonstances ont mené à la plus haute fonction du pays. Depuis le début, il est évident qu’il n’est pas follement amoureux de l’Union européenne, mais il lui a fallu être pragmatique et reconnaître que l’adhésion à l’UE était une bien meilleure option pour le Royaume-Uni que le fameux « splendide isolement ». Puis, le scénario se déploierait ainsi : Malheureusement, et à son plus grand regret, il doit affronter une bande de députés d’arrière-ban pénibles ainsi qu’une alliance d’Eurosceptiques agressifs et xénophobes qui le forcent – contre son gré ! – à organiser un référendum sur l’adhésion à l’UE. Rien à craindre cependant, les sondages prédisent une majorité stable en faveur du maintien de l’adhésion. Soulagement !La Taupe (01) Dans le même temps, il tente courageusement de limiter la casse et exploite intelligemment la situation, gagnant sur tous les fronts. Il engage une renégociation des termes de l’adhésion avec ses partenaires européens, négociation qui devrait aboutir à un renforcement de sa position en préservant l’adhésion du Royaume-Uni dans l’Europe, mais en lui donnant tout de même l’image d’un vaillant réformateur. Bien sûr il s’y prend de manière maladroite, jusqu’à compromettre ses chances de succès. Quand il s’occupe des détails – de la formulation de la question, du choix de la date, de la discipline dans son parti – il le fait dans son style habituel, hésitant et gauche. Quelques rebondissements plus tard, le dénouement de ma fiction serait écrit au futur antérieur, et pourquoi pas sous forme de flashbacks émouvants. Il aura combattu sans relâche pour préserver l’adhésion de son pays et quand tout sera terminé, quand les partisans du « Leave » auront sabré leur champagne (probablement importé de l’Union européenne), il se remémorera le jour où il avait bien prévenu que son engagement personnel et son charisme ne seraient peut être pas suffisants pour faire le poids face à un nationalisme exacerbé relayé par une presse haineuse. En regardant en arrière, les spectateurs réaliseront que, depuis le début, le Brexit aura été en quelque sorte inévitable et qu’ils auront simplement été manipulés par le scénario et le principal protagoniste, sans même s’en apercevoir. Puis, les relations entre le Royaume-Uni et l’Europe étant ce qu’elles sont, la fin de l’histoire restera très indécise, ouvrant la voie à une deuxième saison de la série. Si ceci vous semble vraiment trop farfelu, c’est sans doute parce que j’ai lu trop de romans d’espionnage dans ma jeunesse, du temps de la Guerre Froide. Mes excuses pour avoir laissé mon imagination en roue libre. Ceci dit, s’il existait un maître de l’espionnage aussi brillant que le mystérieux « Karla » imaginé par John le Carré, dont l’objectif à long terme serait la dissolution de l’Union européenne, aurait-il pu recruter meilleur agent double que David Cameron ?


Albrecht Sonntag (2)Albrecht Sonntag, fondateur et directeur de l’EU-Asia Institute de l’ESSCA, doyen aux accréditations à l’ESSCA. Les BreXing News regroupent en un blog des analyses et des points de vue publiés durant la campagne référendaire au Royaume-Uni par l’EU-Asia Institute de l’ESSCA. Go to the English version of this post. Aller aux BreXing News précédentes.

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