Le 7 juin prochain auront lieu les élections parlementaires en Turquie. Comme pour les échéances électorales européennes précédentes de 2015, l’EU-Asia Institute a invité une experte originaire du pays concerné à nous en expliquer les enjeux : Hasret Dikici Bilgin enseigne les relations internationales à l’Université Okan d’Istanbul.


Chère Hasret,

Inspirée par la France, la Turquie est le seul autre pays à avoir érigé une laïcité stricte au rang de doctrine républicaine. Est-ce pour autant un acquis définitif qui ne saurait être remis en cause ?

Il est curieux de voir la place que prennent les philosophes français des Lumières dans le débat politique turc. Les intellectuels kémalistes, promoteurs d’une République laïque, chantent les louanges des idéaux révolutionnaires adoptés par Kemal Atatürk, le fondateur de la République en 1923, qui se serait fortement inspiré des idées de la Révolution française pour définir la nouvelle Turquie. C’est notamment par les concepts de contrat social et de volonté générale formulés par Jean-Jacques Rousseau qu’il aurait légitimé les bouleversements de la société turque qu’il a mettait en œuvre.

Les traditionnalistes, en revanche, mettent en avant les effets délétères qu’aurait eus la Révolution française sur le libre exercice de la religion. Ils accusent le leadership kémaliste d’avoir imposé à la Turquie, de manière colonialiste, un laïcisme français qui opprime la culture authentique du peuple en soumettant la religion à l’Etat.

Cependant, toute cette discussion sur la question de savoir si, oui ou non, les élites turques étaient influencées par les idées françaises est vaine. La stricte séparation de l’Etat et de la religion peut tout aussi bien être vue comme une décision parfaitement rationnelle dans une compétition acharnée pour le pouvoir sur les ruines de l’empire ottoman.

Car les pères fondateurs de la nouvelle Turquie craignaient surtout les capacités de mobilisation des groupes islamistes et les identifièrent comme le plus grand défi sur la route de l’instauration d’une République sur le modèle occidental. Ils donnèrent donc la priorité à un contrôle strict de la parole religieuse dans le débat public et à une restriction de l’influence religieuse sur les politiques éducatives et civiques, dans l’espoir d’une sécularisation graduelle de la société.

Cette sécularisation semblait effectivement se produire. Mais les choses changèrent dans les années 1980, quand il devint de plus en plus évident que l’élite militaire et étatique défendit la laïcité non pas comme un principe idéologique fondateur, mais comme un outil dans la lutte pour le pouvoir. Qui plus est, ils sous-estimèrent clairement la capacité de résistance des Islamistes après plus d’un demi-siècle d’ordre républicain.

Aujourd’hui, le règne de l’AKP d’Erdoğan a considérablement réduit le pouvoir de ses anciennes élites. Dans les yeux du peuple, l’armée a perdu sa légitimité de garant de l’ordre laïc, et les idées religieuses sont bien plus présentes dans le débat public et politique. Est-ce le signe d’un apaisement du conflit entre l’Islam et la République kémaliste ? Comme l’ont montré, ces dernières années, les protestations parfois violentes de part et d’autres, rien n’est moins sûr.


Hasret Dikici Bilgin est professeur assistant en sciences politiques à l’Université Okan d’Istanbul. Son travail d’enseignement et de recherche porte sur les partis politiques et les élections en Turquie et dans le Moyen-Orient, avec un intérêt particulier pour les partis islamistes.

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