A peine quatre mois après les élections législatives, les Turcs sont à nouveau appelés aux urnes dimanche 1er novembre. Hasret Dikici Bilgin,  professeur à l’Université Okan d’Istanbul, nous livre un premier éditorial pré-electoral sur la situation plus que tendue dans laquelle se déroules ces “élections à répétition”.


Comment le Président Erdoğan ré-invente la démocratie à sa façon

Après trois mandats consécutifs, le règne incontesté du Parti de la Justice et du Développement (AKP) est arrivé à son terme lors des élections législatives en juin 2015.

Depuis 2002, le parti avait gagné chaque élection locale ou nationale avec des majorités confortables. Durant les années de gouvernement, une presse partisane toujours plus puissante a largement contribué à imposer auprès du grand public l’image d’un parti innovant, efficace, honnête et antimilitariste.

Le Président Erdogan, nouveau "roi soleil" ?

Le Président Erdogan, nouveau “roi soleil” ?

Mais le mythe de l’AKP s’est fissuré. D’abord par les violences d’Etat démesurées contre les manifestants pacifiques et écologistes du Park Gezi, à Istanbul, en juin 2013. Ensuite, par l’obsession du pouvoir dont fait preuve son leader, Recep Tayyip Erdoğan, qui cherche à changer la démocratie parlementaire turque en régime présidentiel taillé sur mesure pour lui. Enfin, par de nombreuses allégations de corruption contre des membres du cabinet.

Que le vote pour l’AKP recule lors des élections en juin 2015 n’était donc guère étonnant. La vraie surprise a été en revanche la performance du Parti Populaire et Démocratique (HDP) et de son leader Selahattin Demirtaş. Avec le soutien des libéraux laïcs et des socialistes, le HDP a obtenu plus de 13%, privant l’AKP de sa majorité.

Comme le Président Erdoğan, contrairement au rôle d’arbitre neutre que lui assigne la constitution, s’était fortement impliqué dans la campagne électorale de son parti, les résultats ont pu être interprétés comme un camouflet pour lui-même. Son silence inhabituel après les élections a confirmé cette impression.

Sa contre-attaque n’en a été que plus virulente. Avant même les négociations en vue d’une coalition gouvernementale, il a fait comprendre qu’elles allaient échouer et que de nouvelles élections seraient bientôt nécessaires afin de donner aux électeurs l’occasion de reconsidérer leur vote. Il a ainsi enrichi le vocabulaire politique d’un nouveau concept : « l’élection répétitive ».

Au cours des années, les citoyens turcs s’étaient déjà habitués à de tels néologismes introduits par leur Président, comme le terme « chapullers » (« maraudeurs ») pour désigner les manifestants de Gezi, ou l’épithète « démocratie avancée » pour décrire un pays dans lequel un grand nombre de politiques d’opposition ou de journalistes se trouvent derrière les barreaux. Mais « l’élection répétitive » est sans doute la plus brillante de ses innovations au bénéfice de la démocratie.

Depuis, il a encore fait mieux, en formulant le concept du « terrorisme collectif » après les événements tragiques de ces derniers mois. Alors que tout semble désigner Daech comme responsable de  l’attentat de Suruc – où de jeunes socialistes étaient en train d’acheminer de l’aide humanitaire vers la ville martyre de Kobane en Syrie – ou, plus récemment, de l’attentat lors de la manifestation pour la paix à Ankara, le Président semble insinuer que la responsabilité incombe à une vaste coalition de terroristes qui comprend Daech, mais aussi le parti kurde séparatiste (PKK), les gauchistes du Front Révolutionnaire de la Libération du Peuple et le mouvement religieux et néo-nationaliste Gulen. En d’autres termes : tout groupe idéologique critique envers l’AKP risque désormais de se voir accabler de faire partie du « terrorisme collectif ».

Si la situation n’était pas aussi grave, on pourrait rire des tentatives d’Erdoğan de refaçonner la démocratie à son goût. Avec un tel gouvernement, l’électorat turc n’a aucune raison de s’inquiéter des résultats des élections, mais d’autant des surprises du lendemain.


hdb1Hasret Dikici Bilgin est professeur de sciences politiques à l’Université Okan d’Istanbul.

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Lire aussi l’article de Hasret Dikici Bilgin sur la laïcité
comme enjeu de la lutte pour le pouvoir en Turquie (juin 2015).

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