Par Fernando Guirao

Pour comprendre ce qui se passe actuellement en Catalogne, il faut tenir compte de trois circonstances.

L’Estatut de 2006 (en version espagnole !)

Tout d’abord le fait que les représentants légitimes des Catalans dans leurs institutions démocratiques – dès l’avant-projet de l’Estatut (la loi fondamentale) de la Catalogne en 1931, en préambule à l’Estatut de 2006 – ont défini la Catalogne comme une nation sur la base d’une langue, d’une culture et d’institutions propres. Se définir comme nation implique l’exigence d’un certain niveau d’autonomie qui puisse garantir, précisément, la défense des ces traits spécifiques. Mais l’autonomie, pour être efficace dans une démocratie, exige un strict code de conduite. Cela nécessite deux préalables : il est, d’une part, essentiel que l’État à l’intérieur duquel s’exerce l’autonomie régionale respecte l’évolution de celle-ci dans son adaptation à la réalité changeante, et d’autre part, que les organes d’arbitrage qui doivent aborder les inévitables conflits de compétence soient neutres. En même temps, du côté des autorités de l’entité autonome, une véritable fidélité au pacte constitutionnel dont émanent leurs compétences est également essentielle.

Il faut constater qu’aucun de ces commandements fondamentaux n’a été respecté au cours des vingt dernières années.

En second lieu, entre 1978 et 2010, les partis politiques catalans, de tout bord, et l’État central ont interprété conjointement la manière dont la nation catalane s’intégrait dans une Espagne démocratique. Les Estatuts d’autonomie de 1979 et 2006 sont le résultat de cette négociation.

Les limites d’une interprétation commune de l’autonomie de la Catalogne ont éclaté au grand jour en 2010. A ce moment, l’Estatut, qui avait été approuvé par le Parlement de Catalogne, par les Cortes Generales espagnoles et le peuple de la Catalogne à l’occasion d’un référendum populaire légal en juin 2006, a été interprétée par la Cour Constitutionnelle. Dans son arrêt du 28 juin 2010, la Haute Cour a ainsi refusé à la Catalogne le caractère de ‘nation souveraine’ et aux institutions catalanes toute autre légitimité que celle qui émane de la Constitution démocratique espagnole de 1978. Des manœuvres politiques de tout genre avait cependant tellement discrédité cette Cour de sorte que le noyau du débat juridique soulevé, c’est-à-dire, la question de savoir si la source de la légitimité de la souveraineté réside en des « droits historiques » ou en les principes démocratiques conquis collectivement après la dictature, soit passé complètement inaperçu. Le même jour, sans se donner le temps de réflexion sur le contenu de l’arrêt, une manifestation massive, présidée par le président (socialiste) de la Generalitat, a eu lieu à Barcelone sous le slogan « Nous sommes une nation, nous décidons ».

Troisièmement, enfin, le soutien populaire en faveur des forces indépendantistes est passé de 20 % en 2009 à 48 % en 2015. Durant cette période, le discours nationaliste classique propre des forces politiques traditionalistes (« nous sommes différents et, par conséquent, nous méritons un traitement particulier ») est abandonné en faveur d’un discours élaboré et géré par un mouvement social complexe et transversal basé sur les principes de la démocratie directe (« nous voulons décider pour nous-mêmes »). A la même époque, on voit le discours nationaliste, traditionnellement fixé sur la dénonciation permanente des obstacles extérieurs (réels ou imaginaires), être remplacé par un discours construit en positif, beaucoup plus attrayant, qui a réussi à galvaniser une bonne partie de la population catalane. Dire « nous voulons construire un pays nouveau », c’est tout de même autrement plus enthousiasmant que le discours négatif d’avant.

Il ne faut pas oublier qu’en novembre 2012, l’Espagne était sur le bord du gouffre d’un plan de sauvetage financier, que le taux de chômage approchait les 27 %, que la réduction du financement de l’éducation, de la santé, des services sociaux, ainsi que la menace sur les droits fondamentaux, étaient clairement évidentes et inquiétantes, comme l’était la corruption touchant tous les niveaux institutionnels de l’État. Jamais, la ‘marque Espagne’ n’avait été moins attrayante ! La grave crise économique, politique et sociale qui a touché l’ensemble de la société espagnole et du système politico-institutionnel espagnol a alimenté, partout dans le pays, une utopie prêt-à-porter festive et passionnantes comme un moyen d’échapper à la réalité. Alors que dans le reste de l’Europe, la crise a fait émerger des partis néofascistes, l’Espagne a vu naître de nouvelles forces politiques faisant appel aux citoyens de devenir des agents actifs du changement, soit à travers une réforme de l’ordre politique existant (Ciudadanos) ou par la rupture (Podemos et le mouvement d’indépendance de la Catalogne).

L’affrontement entre la Catalogne et l’Espagne en tant projet partagé n’a rien de naturel, il a été construit sciemment. En fait, le projet politique espagnol du Partido Popular et le projet politique du mouvement indépendantiste catalan ont besoin l’un de l’autre, ils se renforcent mutuellement. Le défi catalan permet au Parti Populaire de s’ériger en défenseur de « l’Espagne », tandis que les formes d’exercer le pouvoir de ce parti, c’est-à-dire sa politique de recentralisation, ses abus de pouvoir et le contrôle partisan des institutions de l’État, permettent au mouvement indépendantiste catalan de dresser le portrait d’une Espagne décadente dont la qualité démocratique est en baisse. Ce qui fait, logiquement, de son propre projet politique une iusta causa. Rappelons que les indépendantistes catalans, quand il y avait l’opportunité de dégager Mariano Rajoy du gouvernement, faisaient partie de la coalition qui a empêché la formation d’une vraie alternative. Le référendum du 1 Octobre a converti M. Rajoy en champion de la démocratie espagnole, après avoir été fortement affaibli par la corruption de son parti et par la répartition socialement injuste des coûts associés à la réponse politique à la crise financière depuis 2012.

Et maintenant ? Tout le monde s’est perdu dans un labyrinthe. Il y a fort à parier que de nombreux Catalans iront voter le 1er octobre prochain, et que le résultat sera clairement en faveur de l’indépendance de la Catalogne. La vraie question qui importe maintenant est de savoir comment faire pour trouver la sortie du labyrinthe par la suite.

Ce sera l’objet de la suite de ce billet mercredi.


Fernando Guirao est historien.
Il est professeur Jean Monnet à l’Université Pompeu Fabra de Barcelone.

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