Il arrive que le mot « amnésie » soit utilisé à propos de la vie des affaires. Quand c’est le cas, il qualifie souvent le retour de pratiques qui ont eu de mauvaises conséquences par le passé. L’un de ses usages récents concerne les importants bonus qui ont été versés dans certaines banques après la crise financière de l’automne 2008. « La finance amnésique », écrivait par exemple Le Temps fin 2009. Dans l’éthique des affaires académique, son usage est plus technique. On parle volontiers d’« amnésie morale ». Je vais évoquer cet usage et conclure par une réflexion sur l’extraordinaire « oubli volontaire » que Joseph Conrad a mis en scène dans son premier roman, Almayer’s Folly (La Folie Almayer). Il offre en effet un espace de réflexion particulièrement fécond.

Le phénomène de l’amnésie morale témoigne d’un défaut de sagesse, cette vertu fondamentale dont nous parlions dans l’article précédent. Il s’agit bien sûr d’une amnésie partielle. On la rencontre, semble-t-il, dans la vie des affaires. « Incapacité à se souvenir des erreurs passées et à solliciter la connaissance de ces erreurs quand surviennent de nouvelles difficultés », dit à son sujet Patricia Werhane (1). Cette forme d’ignorance empêche la personne qui est en victime de tirer parti de ses expériences passées. Elle altère sa délibération morale. Pour Werhane, prévenir cette amnésie implique d’exercer la faculté d’imagination morale, l’une des composantes supposées de la sagesse.

Une autre conception a été proposée par Frederick Bird et James Waters dans un article consacré au « mutisme moral des managers » (2). Ce mutisme particulier désigne le fait d’éviter de parler publiquement de questions morales dans le contexte de l’entreprise. Il « renforce l’idée que le management est une activité amorale », et c’est cette idée que les deux auteurs décrivent comme une « amnésie morale ». Il ne s’agit plus, comme dans la conception de Werhane, d’un phénomène psychologique affectant le raisonnement moral d’une personne. Il s’agit d’une limitation volontaire de l’expression publique de ses croyances morales. Et cette autocensure individuelle engendre à son tour la croyance selon laquelle la vie des affaires est, toute choses égales par ailleurs, amorale.

Bird et Waters donnent l’exemple du fameux article que Milton Friedman publia en 1970 : The Social Responsibility of Business is to Increase its Profits (La responsabilité sociale de l’entreprise est d’accroître ses profits) (3). Selon eux, si beaucoup ont jugé, à tort, que Friedman proposait une conception amorale de la vie économique, c’est justement en raison d’une croyance en l’amoralité de la vie des affaires engendrée par l’amnésie morale.

Le processus décrit par Bird et Waters suggère une troisième conception de l’amnésie morale : l’oubli volontaire ou motivé. En l’occurrence l’oubli volontaire de certains biens moraux dans le contexte de la vie des affaires. Comme sur d’autres sujets, c’est une question sur laquelle la littérature peut nourrir la réflexion et même délivrer de précieux enseignements. Il est, je crois, judicieux d’évoquer ici le premier roman de Joseph Conrad, Almayer’s Folly (La Folie Almayer), qu’il publia en 1895 (4). La fin du roman, extraordinaire, est consacrée au thème de l’oubli volontaire. Elle mérite un développement particulier.

Almayer’s Folly (La Folie Almayer)

L’action se situe en Malaisie. Colon d’origine hollandaise, Kaspar Almayer vit plutôt mal du commerce. Son union avec une Malaise, qui lui avait été imposée par son protecteur mais dont il pensait tirer avantage, lui donna une fille, Nina. Grâce à un fabuleux trésor que longtemps il pensa découvrir, Almayer nourrissait l’espoir de quitter la Malaisie et, enfin riche, de s’établir avec sa fille à Amsterdam, dans une sorte de retour glorieux au pays natal. Mais c’est la très belle Nina qui ruinera ses espoirs. Amoureuse d’un prince Malais, condamnée à fuir à ses côtés parce que son amant est recherché par les autorités hollandaises, elle finira par quitter son père.

A ce point de la narration, qui se situe tout à la fin, le roman bascule et préfigure alors les grandes œuvres de Conrad. Lors de la scène des adieux, Almayer dit à sa fille Nina : « Tu m’as brisé le cœur pendant que je faisais des rêves pour ton bonheur », et plus loin : « Je ne te pardonnerai jamais, Nina ; et demain je t’aurai oubliée ». Dès lors, une seule idée occupe son esprit : « ne pas pardonner », et « un seul désir vivace : oublier ».

« Tu ne m’oublieras jamais », lui répond Nina. Mais Almayer veut oublier. Il efface les empreintes que les pas de sa fille ont laissé sur le sable le jour de leurs adieux, puis établit une sorte de programme, « un programme détaillé des choses à faire », dans le seul but d’oublier sa propre fille.

Il s’installe dans une petite maison, la « Folie », et attend que vienne l’oubli. « La moindre trace de l’existence de Nina avait été détruite », écrit le narrateur ; « et désormais, à chaque aube nouvelle, (Almayer) se demandait si l’amnésie tant désirée arriverait avant le coucher du soleil ou s’il ne la connaîtrait pas avant de mourir. Il désirait vivre assez longtemps pour pouvoir oublier, et la ténacité de sa mémoire l’emplissait de l’horreur et de la crainte de la mort ; car si celle-ci survenait avant qu’il ait pu réaliser le dessein de sa vie, il devrait se souvenir pour l’éternité ! »

Mais peu avant de mourir, il n’a toujours pas oublié Nina. Il avoue sa détresse à l’un de ses vieux amis, le capitaine Ford : « Je ne peux pas oublier », et ajoute néanmoins : « Demain, j’aurai oublié ». Almayer meurt, mais l’« expression sereine » de son visage laisse penser qu’il a « reçu la grâce d’oublier avant de mourir ».

On peut se demander comment cet oubli a pu advenir puisque, peu de temps avant sa mort, Almayer n’avait toujours pas réalisé son désir. Peut-être, comme cela a été suggéré, son oubli fut-il le résultat de son apparence spectrale, de son visage sans expression sur lequel se lisait justement « une paix semblable à une représentation sculptée de l’oubli ». L’adjectif « semblable » est essentiel. La conjonction ultime de sa vie intérieure avec cette apparence de mort aurait fini par produire l’état qu’Almayer avait tant désiré (5). Mais, comme le dit si bien John Hicks, « à la fin du roman Almayer n’est ni un commerçant ni un millionnaire, ni un mari ni un père. Il est simplement “cet infidèle” », selon les dires d’un commerçant arabe qui avait été son concurrent (6). Almayer a peut-être oublié sa propre fille, du moins en un certain sens, mais il en a payé le prix : il a perdu sa personnalité.

Telle est l’une des conséquences qu’il est possible de tirer de la lecture des pages où Conrad décrit cette forme d’oubli. Peut-être, à l’heure de sa mort, le héros, Almayer, est-il enfin parvenu à oublier ce qu’il voulait oublier, mais son désir obsédant, irrésistible et terrifiant l’enferme dans une folie qui s’accompagne de la dissolution de son identité. Conrad décrit un processus psychologique qui n’exclut pas la possibilité de l’oubli volontaire mais en indique le terrible prix : la perte pure et simple de la personnalité. Or cette simple conséquence, si l’on peut dire, peut être transposée dans d’autres contextes d’oublis, par exemple dans les cas d’amnésie morale décrits par Bird et Waters puis par Werhane. Ainsi transposée, l’histoire de l’oubli d’Almayer souligne que l’amnésie morale et la perte d’identité seraient conceptuellement reliés, que l’oubli altèrerait immanquablement la personnalité. C’est le genre d’enseignement que seule, peut-être, une grande œuvre littéraire peut produire.

Alain Anquetil

(1) P. H. Werhane, « Moral imagination and the search for ethical decision-making in management », Ruffin Series in Business Ethics, 1998, p. 75-98.

(2) F. B. Bird et J. A. Waters, « The moral muteness of managers », California Management Review, 32(1), 1989, p. 73-88.

(3) M. Friedman, « The Social Responsibility of Business is to Increase its Profits », The New York Times Magazine, 13 septembre 1970. On en trouvera une traduction et une analyse dans mon ouvrage Qu’est-ce que l’éthique des affaires ?, Vrin, 2008.

(4) Je me réfère à l’édition française des Éditions Autrement et à la traduction d’Odette Lamolle.

(5) C’est la thèse défendue par Michael Fried dans son article « Almayer’s Face: On “Impressionism” in Conrad, Crane, and Norris », Critical Inquiry, 17(1), 1990, p. 193-236.

(6) J. H. Hicks, « Conrad’s Almayer’s Folly: Structure, Theme, and Critics », Nineteenth-Century Fiction, 19(1), 1964, p. 17-31.

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