Le concept d’« intensité morale » peut être appliqué avec profit à plusieurs événements marquants du début de l’année 2018. Il regroupe des propriétés qui sont intrinsèques à tout problème moral. On pourrait penser qu’une décision éthique dépend essentiellement de variables personnelles – le caractère du décideur – et situationnelles – le contexte dans lequel il délibère. L’intensité morale constituerait une variable supplémentaire, en fait un ensemble de six variables interdépendantes qui ont été regroupées sous ce concept par Thomas Jones en 1991 (1). Ce concept a à voir avec l’idée d’« importance ». Un problème moral ayant une forte intensité est un problème moral important parce qu’il porte en lui des exigences qui doivent être satisfaites. Mais l’analyse qu’en a faite Jones permet de comprendre non seulement pourquoi un problème est important, mais aussi pourquoi les décideurs ont cherché à le résoudre ou, au contraire, l’ont ignoré. Des commentaires relatifs à l’affaire du lait infantile contaminé à la salmonelle ont fait implicitement référence aux composantes de l’intensité morale (2). Nous en discutons dans le présent billet.

 

1.

L’intensité morale

Considérons tout d’abord les six composantes de l’intensité morale que Jones a proposées dans son article de 1991. Si elles caractérisent un problème moral, elles se manifestent à travers l’acte qui est envisagé par la personne chargé de le résoudre :

1. importance des conséquences de l’acte envisagé (somme des torts et des bénéfices résultant de l’accomplissement de l’acte),

2. degré du consensus social relatif à l’acte en question,

3. probabilité que l’acte ait lieu et qu’il produise les conséquences prévues,

4. horizon temporel où celles-ci devraient survenir (un horizon éloigné tend à dévaluer leur importance morale aux yeux de l’agent),

5. proximité du décideur par rapport aux personnes affectées,

6. degré de concentration des torts (pour une quantité donnée de torts, l’intensité de la question morale sera d’autant plus grande que moins de personnes seront affectées). (3)

Jones insiste d’une part sur l’interdépendance entre ces propriétés, qui l’autorise à les regrouper sous un seul concept, d’autre part sur les effets pratiques de l’intensité morale. Ces derniers concernent la reconnaissance par une personne, par exemple un salarié, qu’il est confronté à une question morale ; sa délibération sur la ligne de conduire à adopter ; la formation de son intention d’agir ; et son action proprement dite. Voici la manière dont Jones décrit l’influence de l’intensité morale sur la phase de reconnaissance :

« les problèmes moraux ayant une forte intensité sont plus saillants que ceux qui ont une faible intensité parce que a) leurs effets sont plus extrêmes (les conséquences sont plus importantes), b) leurs effets sont manifestes (concentration des torts élevée), ou c) leurs effets concernent des personnes proches (grande proximité sociale, culturelle, psychologique ou directe […]. »

Lors de la phase initiale de reconnaissance d’un problème moral – et lors des autres phases de la décision éthique,– l’idée intensité est synonyme de celle de saillance, du fait qu’un objet est plus perceptible que d’autres éléments de l’environnement. Jones soutient que plus l’intensité d’un problème moral est forte, plus le problème aura de chances d’être reconnu. En outre, la personne aura plus de chances de mener une délibération approfondie et d’adopter une conduite éthique.

 

2.

Application à l’affaire du lait infantile contaminé à la salmonelle

Les problèmes moraux soulevés par l’affaire du lait infantile contaminé à la salmonelle, notamment les défaillances constatées dans le retrait de lots, semblent caractérisés par une forte intensité morale (4).

Considérons la question du retrait et le choix auquel est confronté un distributeur entre « procéder au retrait » et « ne pas procéder au retrait » – la possibilité d’un tel choix a normalement été éliminée par la procédure de retrait-rappel décidée le 10 décembre 2017 (5). L’option « ne pas retirer les boîtes de lait infantile des rayons » :

– a des conséquences importantes (variable 1 de l’intensité morale),

– est contraire au consensus social en matière de sécurité sanitaire dans le domaine agro-alimentaire (variable 2),

ne devrait pas se produire en raison de la procédure de rappel mise en œuvre (variable 3),

– produirait des effets dans un horizon temporel court (variable 4),

– toucherait des clients, c’est-à-dire, sauf exception, des personnes inconnues des distributeurs (variable 5),

– et aurait des conséquences négatives sur la santé de certaines catégories de personnes, en particulier les nouveaux-nés, les femmes enceintes et les personnes âgées, ce qui implique un certain degré de concentration des torts (variable 6).

Ces variables ne convergent pas. Si les 1, 2, 4 et 6 dénotent une forte intensité morale, la numéro 3 et la numéro 5 caractérisent une faible intensité en raison respectivement du fait que des mesures officielles de retrait rendent plus coûteuse ou risquée le choix par un distributeur de l’option « ne pas retirer les boîtes de lait infantile des rayons » (variable 3) et où les employés des distributeurs avaient une faible proximité avec les personnes potentiellement affectées (variable 5).

 

3.

Influence des « facteurs organisationnels »

L’apparente divergence des composantes de l’intensité morale pourrait faire douter de la réalité du concept. Jones a répondu à cette objection en soulignant que ces composantes sont liées en premier lieu par le fait qu’elles sont rattachées à une question morale. A la fin de son article, il traite de variables qui peuvent perturber les effets de l’intensité morale, en particulier d’une forte intensité morale. Les « facteurs organisationnels » en font partie. Ils comprennent notamment l’« atmosphère morale » (expression employée par Jones) qui règne au sein de l’entreprise et le respect de l’autorité. Ceux-ci affecteraient la délibération, l’intention d’agir et l’action elle-même, plutôt que la phase de reconnaissance.

Après avoir constaté une anomalie, le groupe Auchan a, selon ses termes, « lancé un audit approfondi de la situation dans chacun de ses magasins afin de vérifier la parfaite application de la procédure de rappel » (6). Cette initiative renvoie aux facteurs organisationnels mis en exergue par Jones. Elle vise en particulier la variable 3, l’une des deux variables divergentes.

Mais les facteurs organisationnels peuvent aussi concerner la variable 5, relative à la proximité avec les personnes subissant des torts, en l’occurrence les clients. Tous les distributeurs placent les clients au premier rang de leurs parties prenantes. Ainsi, dans sa charte éthique, Auchan écrit que son objectif « est de créer une relation privilégiée avec chacun de ses clients par l’écoute, la compréhension et une continuelle adaptation à ses besoins » (7). Même s’il ne s’agit pas d’envisager une relation de proximité équivalente à celle qui peut régner entre des personnes proches, cette affirmation vise à faire en sorte que les clients affectés par une décision ne soient pas traités comme des inconnus.

 

4.

Conclusion

Résumons notre propos :

(a) L’intensité morale du problème posé par la procédure de retrait des boites de lait contaminé est globalement forte, mais deux de ses variables sont divergentes. La première, relative à la probabilité que l’acte ait lieu et qu’il produise les conséquences prévues, signifie que la procédure de rappel devait réduire l’intensité du problème moral (variable 3) ; la seconde, relative à la proximité des personnes affectées, contribue faiblement à l’intensité globale parce que ces personnes ne sont pas dans une relation de proximité avec l’entreprise (variable 5).

(b) Ces deux variables sont influencées par des facteurs organisationnels, d’une part les procédures de travail et de contrôle interne (qui concernent la variable 3), d’autre part les préconisations figurant dans les chartes éthiques (qui concernent la variable 5).

(c) On peut donc donner raison à Jones sur ce point : les facteurs organisationnels peuvent avoir un effet négatif sur l’« efficacité » de l’intensité morale. Non pas un effet indirect sur l’intensité globale, mais un effet direct sur ses composantes. Un constat qui conduirait le cas échéant à introduire une distinction au sein du concept défini par Jones.

Alain Anquetil

(1) T. M. Jones, « Ethical decision making by individuals in organizations: An issue-contingent model », Academy of Management Review, 16(2), 1991, p. 366-395.

(2) Voir « Lait infantile contaminé à la salmonelle : ce que l’on sait », Le Monde, 27 décembre 2017 ; « Lait contaminé : le groupe Lactalis s’explique », Le Monde, 11 janvier 2018 ; « Salmonelle: comment l’affaire Lactalis éclabousse la grande distribution », L’Express, 11 janvier 2018 ; et le communiqué de presse du groupe Lactalis du 12 janvier 2018.

(3) Je reprends les termes de mon ouvrage Qu’est-ce que l’éthique des affaires ?, Vrin, 2008.

(4) L’évaluation des problèmes moraux ne dépend pas du fait que l’affaire a été largement médiatisée : que le problème figure en tête d’affiche n’implique pas qu’il possède une forte intensité morale, même si c’est de fait le cas.

(5) Voir le Communiqué de presse du Ministère de l’Economie et des Finances « Contamination à Salmonella  Agona de jeunes enfants : extension des mesures de retrait-rappel de produits de nutrition infantile ».

(6) Cf. son communiqué du début janvier 2018. Carrefour a pris une mesure du même ordre, mettant en place « un plan de contrôle […] dans l’ensemble des magasins pour s’assurer du retrait et de la destruction des produits concernés » selon un article de FranceInfo du 11 janvier 2018.

(7) Source : charte éthique du Groupe Auchan, janvier 2015.

[cite]

 

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