En quoi Adam Smith peut-il contribuer à répondre aux questions soulevées dans les deux derniers billets – des questions relatives aux raisons de l’abandon des avantages liés à l’exploitation d’un brevet et au type de motivation des acteurs qui adoptent un « modèle économique ouvert » ? Il est vrai que si l’on s’en tient, comme c’est, hélas !, souvent le cas, à son concept de main invisible, à sa défense du marché et au rôle vertueux qu’il accorde à l’égoïsme des acteurs dans le cadre des échanges, on ne voit pas très bien quelles lumières il pourrait nous apporter. Pourtant, il peut dire quelque chose sur, par exemple, la décision de Tesla Motors d’ouvrir ses brevets à la concurrence.

Premier apport de Smith : sa défense du marché et sa dénonciation de la propension des marchands à rechercher toute situation susceptible de satisfaire au mieux leurs intérêts, quitte à éliminer des concurrents et à se retrouver en situation de monopole. Leur tendance naturelle est en effet de développer leur marché propre au détriment de leurs concurrents. Le passage où Adam Smith exprime cette position se trouve dans le chapitre 11 du livre premier de La richesse des nations. La situation qu’il décrit vient en particulier de ce que les « marchands et les maîtres manufacturiers », qui utilisent leur capital pour générer du profit (« le but qu’ils se proposent dans tous [leurs] plans et [leurs] spéculations, c’est le profit »), connaissent parfaitement leurs propres intérêts :

« […] L’intérêt particulier de ceux qui exercent une branche particulière de commerce ou de manufacture est toujours, à quelques égards, différent et même contraire à celui du public. L’intérêt du marchand est toujours d’agrandir le marché et de restreindre la concurrence des vendeurs. Il peut souvent convenir assez au bien général d’agrandir le marché, mais de restreindre la concurrence des vendeurs lui est toujours contraire, et ne peut servir à rien, sinon de mettre les marchands à même de hausser leur profit au-dessus de ce qu’il serait naturellement, et de lever, pour leur propre compte, un tribut injuste sur leurs concitoyens. Toute proposition d’une loi nouvelle ou d’un règlement de commerce qui vient de la part de cette classe de gens doit toujours être reçue avec la plus grande défiance, et ne jamais être adoptée qu’après un long et sérieux examen, auquel il faut apporter, je ne dis pas seulement la plus scrupuleuse, mais la plus soupçonneuse attention. Cette proposition vient d’une classe de gens dont l’intérêt ne saurait jamais être exactement le même que l’intérêt de la société, qui ont, en général, intérêt à tromper le public et même à le surcharger et qui, en conséquence, ont déjà fait l’un et l’autre en beaucoup d’occasions. » (1)

La divergence entre l’intérêt matériel des marchands et l’intérêt général semble ici inévitable. Aussi, lorsqu’une entreprise décide, à l’instar de Tesla Motors, d’ouvrir le marché à des concurrents, c’est-à-dire de favoriser leur entrée dans le jeu économique, elle apparaît doublement vertueuse. Elle l’est d’abord parce qu’elle semble renoncer à un avantage ou encore qu’elle semble sacrifier une partie de ses intérêts matériels au profit de l’intérêt général. D’un tel sacrifice apparent, il peut résulter, assez spontanément, un jugement moral d’approbation – le genre de jugement que l’on fait à l’encontre de ceux, individus ou collectifs, qui « lâchent prise », qui savent se montrer littéralement « désintéressés », qui osent prendre des distances par rapport à leurs propres intérêts égoïstes. Mais Tesla Motors apparaît également vertueuse parce qu’elle sert le bien public en permettant au marché de se développer.

On peut trouver, chez Adam Smith, un autre argument susceptible d’éclairer la décision d’acteurs économiques contemporains de renoncer à leurs droits de propriété intellectuelle et industrielle : la nécessité, pour un marchand, d’être bienveillant envers ses concurrents. À la conclusion d’un article visant à mettre en relief la « vision élevée » qu’avait Adam Smith du capitalisme, James Alvey se réfère à la vertu de bienveillance, qui est essentiellement développée dans la Théorie des sentiments moraux. Voici ce que dit Alvey à propos de la bienveillance souhaitable des firmes sur un marché :

« Dans la société idéale telle que Smith la conçoit, la concurrence serait également transformée. Les hommes et les femmes d’affaires y seraient bienveillants les uns avec les autres. Une telle bienveillance pourrait prendre la forme de celle qui existe déjà à l’égard des employés et les clients. Les hommes et les femmes d’affaires devraient également être bienveillants envers leurs concurrents. Quand un concurrent se trouve en faillite, plutôt que de se réjouir à l’idée que la compétition s’en trouvera réduite, les entrepreneurs éprouveraient vraiment le désir d’aider ce concurrent, voire de l’assister afin qu’il puisse se rétablir. » (2)

Comment comprendre l’exercice d’une telle bienveillance, si contraire, en apparence, à la logique implacable des intérêts matériels ? Il est possible de se référer à l’un des mécanismes psychologiques que Smith décrit dans sa Théorie des sentiments moraux : celui par lequel nous recherchons l’approbation des autres à travers nos actions. Dans le passage qui suit, issu de la deuxième partie de la Théorie des sentiments moraux (section II, chapitre II), Smith fait référence à l’attitude ou au principe de fair play, c’est-à-dire à l’idée que, dans le contexte d’une coopération, chacun doit accomplir sa part et contribuer au maintien du système :

« Dans la course aux richesses, aux honneurs et aux faveurs, [chaque homme] peut courir aussi vite qu’il lui est possible, et tendre chaque muscle et chaque nerf pour dépasser tous ses concurrents. Mais s’il devait bousculer ou jeter à terre quelqu’un d’entre eux, l’indulgence des spectateurs prendrait immédiatement fin. C’est une violation du franc-jeu [fair play] qu’ils ne peuvent admettre. Pour eux, tel concurrent est en tous points aussi bon que tel autre ; ils n’entrent pas dans cet amour de soi par quoi l’agent se préfère tant à autrui, et ils ne peuvent partager le motif pour quoi il lui nuit. Par conséquent, ils sympathisent aisément avec le ressentiment naturel de celui qui est lésé, et l’agresseur devient l’objet de leur haine et de leur indignation. Ce dernier y est sensible, et il sent que ces sentiments sont prêts à éclater de toutes parts à son encontre. » (3)

Bien sûr, les « concurrents » mentionnés ici ne désignent pas spécialement les acteurs économiques. Mais l’argument de Smith, fondé sur l’équité entre les concurrents et l’importance de la manière dont« nous apparaissons naturellement au autres », comme il le dit lui-même, peut être transposé à un cas du type Tesla Motors. Firme ambitieuse, entrepreneur ambitieux et soucieux d’approbation sociale, conscient également de l’approbation morale que produit toute attitude de fair play, conscient enfin que manifester du fair play est aussi une manière de se présenter comme un bon coopérateur : voici quelques possibles apports (rapides et certes un peu grossiers) issus de la pensée d’Adam Smith.

Alain Anquetil

(1) A. Smith, La richesse des nations, 1776, tr. fr. G. Garnier revue par A. Blanqui, GF-Flammarion, 1991.

(2) J.E. Alvey, « Adam Smith’s Higher Vision of Capitalism», Journal of Economic Issues, 32(2) ,1998, p. 441-448.

(3) A. Smith, Théorie des sentiments moraux, 1759, tr. fr.M. Biziou, C. Gautier et J.-F. Pradeau, PUF, 1999.

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