« Construction de l’esprit, fruit de l’imagination, n’ayant aucun lien avec la réalité, mais qui donne confiance et incite à l’action » : cette définition d’un mythe, proposée par le CNRTL, est a priori compatible avec celle que Devinney, Auger et Eckhardt ont utilisée pour fonder leur argument sur le « consommateur éthique » (1). Dans le précédent billet, nous rappelions la tâche qu’ils s’étaient assignée : montrer que la figure du consommateur éthique est un mythe. Selon eux, ce mythe a pour effet de donner une image fausse de la place réelle qu’occupent les considérations morales dans l’acte d’achat. En plus de déformer la réalité, il produit des émotions de culpabilité chez les consommateurs (2). Bien que les auteurs présentent, avec un souci de rigueur, des observations instructives et suggestives, le recours au concept de mythe pour construire leur argument soulève des questions méthodologiques et substantielles. Fondées sur la structure et la logique interne de cet argument, elles concernent la possible violation du « principe de parcimonie » et les conséquences résultant de l’appel à l’idée de mythe. Nous en discutons dans le présent billet.

 

1.

Structure de l’argument

Commençons par un exposé de l’argument des auteurs, dont un résumé était proposé dans le billet précédent. Il ne se réduit pas à l’affirmation selon laquelle la figure du consommateur éthique est un mythe qui déforme la réalité des comportements de consommation, ce qui le conduit à desservir la cause qu’il représente. Pour bien le comprendre, il convient de décrire sa structure. Elle comporte quatre étapes :

a) l’assertion que le consommateur éthique est un mythe qui remplit une certaine fonction (c’est-à-dire qui sert la cause du développement durable, dont fait partie la consommation responsable) ;

b) la critique de la pertinence de ce mythe, en raison du fait qu’il déforme la réalité ; cette critique est fondée sur des données empiriques ;

c) par déduction de a) et b), la réfutation de la pertinence de la figure du consommateur éthique ;

d) la double proposition d’éliminer toute référence moralisatrice pour servir l’impératif de consommation responsable et de privilégier un consommateur socialement responsable.

Dans ce qui suit, nous discutons des étapes a) et b), après une remarque générale sur la stratégie argumentative proposée par les auteurs (3).

 

2.

Le principe de parcimonie

Cette stratégie repose sur l’assertion que le consommateur éthique (ci-après symbolisé par C) a été érigé en figure mythique (M). Pour Devinney, Auger et Eckhardt, la relation entre C et M n’est ni une analogie, ni une métaphore. Elle est une relation d’identité : « le consommateur éthique est un mythe », affirment-ils sans détour à plusieurs reprises. Plutôt que de rejeter directement la valeur du concept de consommateur éthique (non-C), Devinney, Auger et Eckhardt réfutent indirectment le mythe qu’il représente (non-M). Ce qui signifie que leur argument présente la structure suivante :

C = M

non-M

Donc : non-C

Une question méthodologique vient immédiatement à l’esprit : les auteurs auraient-ils pu faire l’économie du concept de mythe ? Autrement dit, leur stratégie argumentative viole-t-elle le « principe de parcimonie », un principe d’économie ou de simplicité qui exige d’« exprimer les faits de la manière la plus parfaite possible avec la plus petite dépense de pensée » (4) ?

Devinney, Auger et Eckhardt ne répondent pas directement à cette question. Mais le détour par le mythe leur permet de donner du poids à leur attaque contre l’idée du consommateur éthique. Celle-ci est fondée sur un cadre de référence moral qui lui apporte sa force normative. Cette force provient de trois éléments :

– le modèle de conduite idéal prescrit par le consommateur éthique (« il est mythique au sens où, selon la croyance d’un certain nombre de membres de la société, il incarne une norme de comportement moralement acceptable », affirment les auteurs),

– le caractère sacrificiel et rédempteur du personnage (selon leurs termes, « le consommateur éthique […] est une figure mythologique qui n’existe pas et ne peut pas exister dans sa forme idéalisée, mais dont les caractéristiques typiquement humaines (human-like) nous poussent à croire à son existence car il est nécessaire à notre salut »),

– et son lien avec la qualité matérielle et morale de la vie humaine en général, qui donne au mythe un caractère universel.

 

3.

Possible violation du principe de parcimonie

Ces trois caractéristiques – modèle de conduite exemplaire, idée de rédemption, caractère universel – entrent dans la définition d’un mythe (cf. la section suivante). Mais doivent-elles nécessairement être mobilisées afin de réfuter l’idée de consommateur éthique qui constitue la cible de Devinney, Auger et Eckhardt ?

Ceux-ci ont mené des interviews approfondies auprès de 120 consommateurs issus de huit pays. Ils répondaient à des scenarii mettant en scène des situations de consommation responsable ou irresponsable : conditions de travail dégradées, tests sur les animaux, contrefaçon, dommages causés à l’environnement. Les résultats ont montré un écart entre le souci pour ces questions et le comportement de consommation. Selon les mots des auteurs, si les répondants « indiquaient que les conditions de travail, l’environnement et le vol de la propriété intellectuelle sont des questions importantes pour la société, la plupart ne se sentaient pas concernés personnellement ». Et ils ajoutent qu’« au bout du compte, les répondants indiquèrent tous que, face à un choix concret, ils n’agiraient pas selon leurs croyances ».

Les auteurs se sont bien sûr intéressés à la justification de cet écart entre croyance et comportement (5). Mais ils sont allés encore plus loin en invoquant le concept de mythe. Il apparaît dans la conclusion de leur enquête, dont il vaut la peine de citer quelques extraits :

« […] Aucun des consommateurs interviewés ne s’est aisément identifié avec le mythe du consommateur éthique (the mythical ethical consumer). Lorsqu’on les interrogeait en termes abstraits sur leurs croyances, ils proposaient un discours « éthiquement correct ». Cependant, aucun d’eux n’a adopté activement l’un des comportements que l’on associe habituellement au consumérisme éthique. Ils comprenaient ces types de comportement et exprimaient de la sympathie à leur égard, mais au fond ceux-ci ne les motivaient pas. Presque tous les consommateurs étaient conscients de cet écart et fournissaient différents arguments pour le justifier. […]

Une fois encore, peu d’éléments attestent que le consommateur « éthique » soit autre chose qu’une entité mythologique – une entité très similaire, à différents égards, aux masses laborieuses que l’on voit représentées sur de vieilles affiches communistes. L’analogie est pertinente ici parce que les consommateurs sont manifestement plus disposés à considérer cette dimension qu’à jouer le rôle de leaders actifs. […]

Les résultats suggèrent que les notions idéalisées de consommation éthique sont comprises au niveau mythique – les participants à nos expériences ont révélé maintes et maintes fois qu’ils comprenaient le mythe – et qu’elles ne sont que des idéaux héroïques. Et comme pour tous les idéaux héroïques, ces notions idéalisées représentent des aspirations que nous pouvons réfuter lorsque nous ne nous montrons pas capables de les atteindre. »

Dans le dernier paragraphe, Devinney, Auger et Eckhardt paraissent critiquer involontairement leur propre argument. Leur critique implicite revient à une violation du principe de parcimonie. Ils font en effet référence au concept d’idéal qu’ils assimilent, grâce en partie à l’épithète « héroïque », au concept de mythe. Ceci suggère que leur argument pourrait être construit à l’aide d’un ensemble plus réduit de concepts et de distinctions. Il pourrait, semble-t-il, se limiter aux idéaux, aux obligations et aux antécédents de l’action (désir, croyance, intention, valeur) qu’ils discutent d’ailleurs dans leur ouvrage. Quant au supposé « niveau mythique » où se situerait la compréhension de l’idée de consommateur éthique, son existence psychologique semble postulée plutôt que démontrée.

Il convient de noter que la multiplication d’entités au sein d’une démonstration n’est pas problématique en soi car elle peut stimuler la recherche et faciliter la compréhension. Mais le propos de Devinney, Auger et Eckhardt aurait pu, nous semble-t-il, faire l’économie du concept de mythe.

 

4.

Conséquences de l’appel au concept de mythe

Une autre critique de l’argument des auteurs s’appuie sur le concept de mythe lui-même. À cet égard, ils font implicitement l’hypothèse que tout mythe a une valeur en soi, qu’il est un fait humain, qu’il n’est pas, selon les mots de Mircea Eliade, « irruption pathologique des instincts, bestialité ou enfantillage » (6). S’ils ne fondaient pas leur argumentation sur une telle hypothèse, elle serait en quelque sorte annihilée. Ils auraient dû cependant la mettre en exergue et expliquer sa validité.

Mais un autre problème, répondant à la même logique, menace leur argument. Il a trait à la définition d’un mythe.

Quantité d’œuvres ont pour titre « Mythe ou réalité ». Le concept de mythe y est souvent employé en un sens dégradé – c’est-à-dire comme un récit s’opposant à la réalité – qui renvoie à la définition donnée au commencement de ce billet. Si cette opposition est clairement affirmée dans l’ouvrage de Devinney, Auger et Eckhardt, ils s’efforcent de donner au mythe une définition substantielle. Ils retiennent les définitions des anthropologues William Bascom, Bronislaw Malinovski et Paul Radin, qu’ils reformulent en les appliquant, de façon analogique, au consommateur éthique (7). Autrement dit, ils se gardent de laisser croire au lecteur qu’un mythe remplit le même genre de fonction que des récits traditionnels tels que les contes populaires.

L’anthropologue Edwin Oliver James a examiné les différences entre les mythes et d’autres formes de récits traditionnels (8). Dans les sociétés modernes, ce qui appartient au folklore n’a plus le sens d’un mythe et ne remplit plus sa fonction. Or, cette fonction est essentielle pour maintenir l’ordre de la société :

« En fondant l’ordre établi dans une réalité mythologique surnaturelle, [le mythe] apporte de la stabilité à la structure sociale et à l’organisation religieuse, et de lui émane une autorité sacrée relative aux actions et aux croyances. En bref, la fonction du mythe est de stabiliser le système politique, de fonder les pratiques et les procédures sur des précédents infaillibles, et de fournir un fondement irréfutable aux règles de conduite, aux institutions traditionnelles et aux sentiments qui contrôlent les comportements sociaux et les croyances religieuses ».

Un mythe n’a pas pour fonction de plaire ou d’aiguiser la curiosité : il vise, selon l’expression de James, à « confirmer la foi » des membres de la communauté.

Ajoutons ces observations de Mircea Eliade. Il insiste sur le fait que le mythe « fournit des modèles pour la conduite humaine et confère par là même signification et valeur à l’existence » (6). La référence à un modèle de conduite est aussi présente dans l’ouvrage de Devinney, Auger et Eckhardt (ils utilisent plusieurs fois l’expression role model), mais sans qu’il soit rattaché à la fonction d’un mythe.

Pour Eliade, « un mythe est une histoire vraie qui s’est passée au commencement du Temps et qui sert de modèle au comportement des humains » (9). Cette phrase souligne l’importance du temps, plus précisément le fait que le temps du mythe n’est pas le temps de l’histoire. Ajoutons qu’Eliade a étudié la survivance du mythe à l’époque moderne, soulignant « l’influence de toute une mythologie diffuse » qui se manifeste en particulier par la grande quantité d’exemplaires à imiter qui est proposée aux hommes d’aujourd’hui. Si le mythe se prolonge dans les temps modernes, il a cependant été « refoulé » et il « nourrit surtout les distractions » (9).

Revenons à l’argument de Devinney, Auger et Eckhardt. Le problème soulevé par la référence au mythe se présente sous la forme suivante :

– soit le concept de mythe est employé en un sens affaibli pour « accrocher » le lecteur, mais alors le mot  « mythe » n’ajoute rien au « consommateur éthique » ;

– soit il est employé en un sens substantiel et deux options sont alors ouvertes :

. soit l’on retient le concept de mythe qui est appliqué aux sociétés traditionnelles, celui que visait par exemple la définition de James ;

. soit l’on définit et justifie une version moderne de ce concept en le rattachant au concept traditionnel, ce que Mircea Eliade, entre autres, s’est attaché à faire.

Devinney, Auger et Eckhardt ont choisi le sens substantiel, mais n’ont pas choisi clairement l’une des deux options ouvertes. La première paraît inadéquate (mais les auteurs s’inspirent de définitions traditionnelles pour établir des analogies) et la seconde suppose une « théorie du mythe dans le monde moderne » qui n’est ni proposée ni invoquée dans l’ouvrage.

 

5.

Conclusion

Résumons les deux critiques principales du mythe du consommateur éthique que nous avons exposées :

– la référence au concept de mythe ajoute à l’argument des éléments dont on peut contester partiellement la nécessité (violation du principe de parcimonie) ;

– l’usage d’un concept substantiel de mythe supposait de le placer au sein d’une théorie (problème du recours à une définition substantielle).

Une remarque pour conclure notre discussion. Ces deux critiques ne doivent pas masquer un aspect intéressant de l’argument des auteurs. Il s’agit de l’hypothèse que l’émergence d’un « consommateur socialement responsable », qu’ils appellent de leurs vœux, est entravée par une idée ou une représentation : celle du « consommateur éthique ». Mais qualifier cette idée ou représentation de « mythe » crée une difficulté dont, nous semble-t-il, ils auraient pu se passer.

Alain Anquetil

(1) T. M. Devinney, P. Auger et G. M. Eckhardt, The myth of the ethical consumer, Cambridge University Press, 2010.

(2) Voir le billet précédent.

(3) Nous n’aborderons pas l’étape d), qui peut être déconnectée des étapes précédentes.

(4) E. Mach, Die ökinomische Natur der physikalischen Forschung, cité dans le Vocabulaire Philosophique Lalande, 18ème édition, Paris, PUF, 1996.

(5) Nous ne les abordons pas ici. Précisons que les auteurs utilisent les mots « croyance » et « connaissance » sans préciser leur définition et sans les distinguer.

(6) M. Eliade, Aspects du mythe, Gallimard, Folio Essais, 1963. Devinney, Auger et Eckhardt ne citent pas Mircea Eliade.

(7) Les auteurs n’expliquent pas précisément pourquoi il se sont référés à ces auteurs.

(8) E. O. James, « The Nature and Function of Myth », Folklore, 68(4), 1957, p. 474-482.

(9) M. Eliade, Mythes, rêves et mystères, Gallimard, Folio Essais, 1957.

[cite]

 

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