On peut s’étonner que les obligations liées à la responsabilité sociale d’une entreprise puissent avoir besoin d’être inscrites dans ses statuts. Une raison de cet étonnement est empirique. Elle vient de ce que le mouvement de la RSE s’est développé depuis plusieurs décennies sans qu’il entraîne des modifications des statuts ou des missions des entreprises impliquées. D’ailleurs, ces missions ne supposent-elles pas un souci pour le bien-être des consommateurs et le bien-être général ? En outre, à supposer que le seul objectif de l’entreprise privée demeure la maximisation de la richesse de ses actionnaires (ce qui est encore aujourd’hui, en fait et en droit, une supposition légitime), sa réalisation peut requérir, pour des raisons instrumentales (par exemple de réputation), des engagements en matière de RSE. Selon la vision instrumentale, de tels engagements ne remettent pas en cause les « devoirs fiduciaires » de loyauté et de diligence qui incombent à ses dirigeants.

On constate pourtant aujourd’hui un mouvement d’institutionnalisation qui recouvre l’adoption par des entreprises, spécialement aux Etats-Unis, de statuts incluant des obligations en matière de RSE. Elles deviennent ainsi des entreprises hybrides qui visent à satisfaire à la fois l’intérêt de leurs actionnaires, l’intérêt de leurs parties prenantes et l’intérêt public. Aux Etats-Unis, on les nomme « Benefit Corporations » ou « B Corp » – « benefit » devant être compris ici comme désignant une contribution au bien public ou au bien-être général. C’est ainsi que DanoneWave, entité américaine résultant de l’acquisition de Whitewave par Danone, est devenue le 12 avril 2017 une « Benefit Corporation ».

Après avoir rappelé quelques faits relatifs au changement de statuts de DanoneWave, le présent article rappelle des éléments du débat sur les « sociétés à objet social étendu » – terme employé par Blanche Segrestin et ses collègues dans un ouvrage publié en 2015 (1) – et conclut par quelques observations.

1.

La B Corp DanoneWave

Le « Manifesto » du groupe Danone décrit une mission d’entreprise qui va au-delà de la maximisation de la richesse de ses actionnaires. Elle vise à « apporter la santé par l’alimentation au plus grand nombre » et comprend un « double projet économique et social » qui est porté par des « valeurs d’Humanisme, d’Ouverture, de Proximité et d’Enthousiasme ».

Ces engagements d’aujourd’hui sont cohérents avec ce que le fondateur de Danone, Antoine Riboud, affirmait dans un discours prononcé à Marseille en 1972 devant les représentants du patronat. « Nous devons nous fixer des objectifs humains et sociaux », affirmait-il, ce qui signifiait, selon ses termes :

– « d’une part, nous efforcer de réduire les inégalités excessives en matière de conditions de vie et de travail,

– d’autre part, nous efforcer de répondre aux aspirations profondes de l’Homme et trouver les valeurs qui amélioreront la qualité de sa vie en disciplinant la croissance. »

Lorsque la présidente de DanoneWave, Lorna Davis, a déclaré que l’intention de la nouvelle Benefit Corporation était de «  permettre au plus grand nombre d’avoir accès à des aliments sains » (2), ses propos s’inscrivaient dans le sillage de l’orientation prônée par Antoine Riboud.

Il en est de même du document « Notre mission en action », publié à la suite de l’acquisition de Whitewave. Il met l’accent sur plusieurs types de biens que la nouvelle entité devra s’efforcer de réaliser :

– la capacité des consommateurs à faire des choix délibérés et ouverts en matière alimentaire – un bien formel qui suppose d’« aider les consommateurs à satisfaire leurs souhaits d’un choix de produits plus vastes » ;

– la santé, bien substantiel qui dépend en partie d’une alimentation saine – il s’agit de « faire évoluer les pratiques alimentaires au bénéfice de la santé […] » (3) :

– et la croissance économique du groupe.

Ajoutons trois éléments.

Le premier concerne l’utilisation, dans le document « Notre mission en action », d’un concept clé de la RSE et de la théorie des parties prenantes : le concept d’équilibre. Si générer de la valeur économique et sociale est le projet, sa mise en pratique suppose une méthode permettant de satisfaire des intérêts de nature différente. Cet extrait exprime clairement cet impératif :

« Une mission [celle de DanoneWave] qui trouve un équilibre entre les intérêts des actionnaires et les facteurs environnementaux et sociaux ».

Le second élément recouvre la manière dont la mission est traduite dans les statuts de la Benefit Corporation. Ceux-ci comprennent deux buts spécifiques :

– faire évoluer les habitudes alimentaires des consommateurs pour répondre à la mission consistant à « apporter la santé par l’alimentation au plus grand nombre » ;

– « favoriser un modèle de croissance durable qui génère de la valeur économique et sociale dans l’intérêt des parties prenantes clés telles que les employés, les clients et les fournisseurs, et limiter l’incidence de ses activités sur l’environnement » (4).

Enfin, la gouvernance de DanoneWave comprend désormais un Comité Consultatif (Advisory Committee) (5). Présidé par la dirigeante de Patagonia, une entreprise ayant acquis le statut de Benefit Corporation en 2012 – qui est en outre certifiée par B-Lab (6),– il aura un rôle de proposition, d’analyse et d’évaluation.

2.

Les « sociétés à objet social étendu »

La forme juridique de type Benefit Corporation est particulièrement développée aux Etats-Unis, où 30 Etats l’ont adoptée depuis sa première introduction dans la loi commerciale de l’Etat du Maryland en (7), et certaines entreprises réputées, telles que Patagonia et Ben & Jerry, ont acquis ce statut.

Les définitions proposées par les lois commerciales se recoupent. Kevin Levillain en résume les  caractéristiques principales :

« Juridiquement, les Benefit Corporations sont des sociétés qui œuvrent pour un public material benefit, c’est-à-dire un impact mesurable positif pour la société dans son ensemble. » (8)

Il ajoute que cet impact « doit être mesuré à l’aune d’un standard tiers indépendant […], dont le choix par l’entreprise doit être motivé dans un rapport rendu public ».

Cette description succincte permet de faire ressortir les trois caractéristiques qui distinguent une B Corp d’une entreprise traditionnelle à but lucratif. Dans un article publié en 2014 à propos de l’intégration, au sein du droit commercial de l’Etat de Floride, de Benefit Corporations et de Social Purpose Corporations, Stuart Cohn et Stuart Ames les décrivent ainsi :

– une mission statutaire orientée vers la promotion de l’intérêt général,

– « l’obligation statutaire, incombant aux administrateurs et aux dirigeants de l’entreprise, de prendre en compte l’effet de ses actions ou de ses inactions sur la réalisation de ses buts sociétaux »,

– et l’obligation de rendre compte aux actionnaires de la manière dont l’entreprise poursuit ses buts sociétaux et des raisons pour lesquelles, le cas échéant, la poursuite de ces buts a été contrariée. Le rapport doit contenir une évaluation de la performance sociétale et environnementale de l’entreprise, fondée sur des critères généralement admis (third-party standards, le « standard tiers indépendant » indiqué ci-dessus) (9).

Blanche Segrestin résume ces trois caractéristiques sous la forme de principes :

– « la définition d’une mission, ou d’un objectif humain ou environnemental ;

– un principe d’engagement des associés [mission-lock] : les missions spécifiées dans le statuts ne pouvant être révisées que sous certaines conditions (10), elles engagent la société et sont stabilisées ;

– un mécanisme de contrôle de la mission : les sociétés à mission adoptent des procédures spéciales pour l’évaluation de la gestion de leur mission. » (11)

3.

Observations

Le récent avènement d’entreprises à objet social étendu est en général considéré avec bienveillance, parfois avec enthousiasme. L’adhésion volontaire à l’obligation statutaire, supposée contraignante (comme toute obligation par définition), de contribuer à l’intérêt général en est l’explication immédiate. Elle est d’ailleurs, il convient de le noter, dans l’esprit de la RSE telle qu’il était mentionné dans le Livre vert Promouvoir un cadre européen pour la responsabilité sociale des entreprises de la Commission des Communautés Européennes du 18 juillet 2001, qui affirmait que « la plupart des définitions de la responsabilité sociale des entreprises décrivent ce concept comme l’intégration volontaire des préoccupations sociales et écologiques des entreprises à leurs activités commerciales et leurs relations avec leurs parties prenantes ».

Une autre source de l’évaluation positive des B Corps est qu’elle rend possible la conciliation entre deux intérêts jugés souvent contradictoires : l’intérêt des actionnaires, orienté vers la maximisation de leur investissement, et l’intérêt général. L’impératif de concilier ces intérêts est d’ailleurs à l’origine des Benefit Corporations et des formes qui lui sont associées. Le droit commercial américain exige en effet des administrateurs et des dirigeants des entreprises classiques de prendre des décisions allant dans le seul intérêt de leurs mandants, les actionnaires, ce qui les conduit à respecter strictement des devoirs fiduciaires de diligence et de loyauté, ainsi que des devoirs de bonne foi, de confidentialité et d’information (12). Le statut de Benefit Corporation permet de desserrer ces contraintes et de leur donner une latitude de décision. Leurs obligations acquièrent alors un caractère hybride. Comme le remarquent Paul Miller et Andrew Gold :

« Le conseil d’administration [des Benefit Corporations] ne doit pas seulement poursuivre des missions d’utilité publique. Il doit aussi servir les intérêts pécuniaires de l’entreprise et de ses actionnaires. Inclure un objectif d’utilité publique au sein des missions de l’entreprise modifie la nature du devoir de loyauté des administrateurs. » (13)

Le caractère hybride des obligations incombant aux dirigeants et administrateurs génère des conflits potentiels qui sont en quelque sorte résolus à travers l’idée d’équilibre évoquée précédemment – et qui figure explicitement dans les déclarations de DanoneWave. Cette idée fait également partie des descriptions proposées par les lois commerciales instaurant les Benefit Corporations. Celle de l’Etat du Delaware, par exemple, invoque un équilibre entre trois types d’intérêts :

« […] Une Public Benefit Corporation sera gérée de façon à équilibrer les intérêts pécuniaires des actionnaires, les intérêts de ceux qui sont affectés de façon substantielle par les opérations de l’entreprise, et l’intérêt public ou les intérêts publics qui sont identifiés dans ses statuts » (14).

D’autres avantages des entreprises à objet social étendu ont été mis en avant :

– une incitation à élaborer une stratégie à long terme et, corrélativement, à se détourner de la tentation de ne considérer qu’un horizon à court terme ;

– un sens donné à l’activité de l’entreprise qui est susceptible de fonder sa culture interne et d’attirer des talents ;

– une réputation externe fondée sur la responsabilité sociétale, inspirant confiance aussi bien aux consommateurs qu’aux investisseurs et aux marchés financiers (15).

Les faiblesses du modèle de la B Corp qui ont été soulignées par les commentateurs sont essentiellement empiriques. Elles portent essentiellement sur le fait que le manque d’antériorité de ce modèle juridique rend délicate toute évaluation, et sur la manière dont, en pratique, seront résolus les conflits entre les intérêts financiers des actionnaires et les intérêts sociétaux non financiers.

Ce dernier point renvoie encore à l’idée d’équilibre – une idée qui, dans le contexte de la Benefit Corporation, a la nature d’un impératif. On peut se demander, toujours sur un mode empirique, comment, au sein d’une grande entreprise ayant acquis le statut de B Corp, sera défini l’équilibre entre intérêts financiers et intérêts non financiers. Ou, pour le dire autrement, si chacun des équilibres obtenus dans les nombreuses situations de choix auxquels sont confrontés les employés, les managers et les dirigeants obéiront aux mêmes principes substantiels et aux mêmes normes procédurales. Sans doute les « mécanismes de contrôle de la mission » (la troisième dimension des Benefit Corporations) devraient-ils permettre de donner des garanties sur le fait que la manière d’équilibrer les intérêts en jeu est non seulement en accord avec les missions statutaires, mais aussi cohérente dans l’ensemble de l’organisation. À cet égard, la certification B Lab sera peut-être d’une certaine utilité.

Au-delà de ces questions empiriques (qui, bien sûr, ne sont pas coupées de la théorie), il y a aussi, dans la montée en puissance des entreprises à objet social étendu, un ensemble de questions plus spécifiquement théoriques relatives, par exemple, aux effets de l’institutionnalisation d’une obligation (en l’occurrence, celle de contribuer à l’intérêt général) sur les comportements humains. Nous y reviendrons dans un prochain article.

Alain Anquetil

(1) B. Segrestin, K. Levillain, S. Vernac et A. Hatchuel, La « Société à Objet Social Etendu ». Un nouveau statut pour l’entreprise, Paris, Presse des Mines, 2015.

(2) Citée dans « This dairy company says its business model is the future of corporate America », Fortune, 25 avril 2017.

(3) La phrase s’achève par l’affirmation du souci de l’entreprise pour la planète.

(4) D’après « DanoneWave established as the largest Public Benefit Corporation in the U.S. », PR Newswire, 25 avril 2017, certains passages figurant en version française dans Notre mission en action.

(5) Voir l’article cité à la note précédente.

(6) DanoneWave vise également la certification attribuée par l’ONG B-Lab, qu’elle espère en 2020. Voir l’article de Fortune cité à la note 2.

(7) Cf. « The growth of public benefit corporations creates both opportunity and challenges for private equity firms », Nixon Peabody, 5 mai 2017. Il existe des formes voisines qui peuvent être proposées à côté de la Benefit Corporation, par exemple la Flexible Purpose Corporation en Californie et la Social Purpose Corporation en Floride. Voir l’article en ligne de Kevin Levillain, « La Flexible purpose corporation. Un petit pas pour le juriste, un grand pas pour l’entreprise ? », Cadres-Cfdt, n°450-451, octobre 2012. Voir également l’article de Stuart R. Cohn and Stuart D. Ames, « Now it’s easier being green: Florida’s new Benefit and Social Purpose Corporations », The Florida Bar Journal, novembre 2014, p. 38-42.

(8) K. Levillain, « L’exemple américain : les Flexible Purpose Corporations », in B. Segrestin et al., op. cit. à la note 1.

(9) S. R. Cohn & S. D. Ames, op. cit., cf. note 7.

(10) L’approbation d’une mission sociétale, orientée vers la promotion de biens publics, suppose en général une majorité des deux tiers des actionnaires. La même majorité est requise pour renoncer au statut de Benefit Corporation (c’est le cas par exemple dans l’Etat du Delaware), et les actionnaires désapprouvant la transformation de l’entreprise en Benefit Corporation disposent d’un droit de sortie (Segrestin 2015, cf. note 1).

(11) B. Segrestin, in B. Segrestin et al., op. cit., cf. note 1. Ces principes sont aussi qualifiées, dans la littérature américaine, de purpose, accountability et transparency (cf. « What is a Benefit Corporation? »).

(12) Voir M. Lafferty, L. A. Schmidt & D. J. Wolfe, « A brief introduction to the fiduciary duties of directors under Delaware law », Penn State Law Review, 116, 2012, p. 837-877.

(13) P. B. Miller & A. S. Gold, « Fiduciary governance », William & Mary Law Review, 57, 2015, p. 513-586.

(14) « […] A public benefit corporation shall be managed in a manner that balances the stockholders’ pecuniary interests, the best interests of those materially affected by the corporation’s conduct, and the public benefit or public benefits identified in its certificate of incorporation. »

(15) Ces forces sont relevées par « The growth of public benefit corporations creates both opportunity and challenges for private equity firms », Nixon Peabody, 5 mai 2017, et « What is a Delaware Public  Benefit Corporation? ».

[cite]

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