La situation d’isolement dans laquelle nous vivons a pour contrepartie une réduction de la distance morale envers autrui (1). De nombreuses marques de solidarité et de générosité en témoignent (2), y compris les applaudissements du soir en l’honneur des soignants (3). Mais l’idée de distance morale mérite une attention particulière. En un sens littéral, elle rend compte du fait que nous nous soucions peu de la souffrance de gens qui sont éloignés de nous, comparativement à ce que nous éprouvons à l’égard de la souffrance de gens qui nous sont proches. On peut lui trouver plusieurs contraires : la proximité morale (4), la solidarité et la sympathie. Nous laissons ici de côté la question de la proximité morale, que nous réservons pour un prochain article. Nous nous penchons plutôt sur la distance morale et les deux contraires que nous avons mentionnés (solidarité et sympathie), cela pour une raison incidente : le fait que ces concepts puissent être caractérisés par référence à la passivité ou à l’activité, ou à un certain degré de l’un ou de l’autre.

 

Distance morale

Commençons par la distance morale. Le concept désigne un fait en même temps qu’un problème moral. Wendy Hamblet le décrit dans le contexte de la justice globale, une justice qui serait appliquée à l’échelle mondiale :

« La question de la distance morale est cruciale, car ceux qui ont les moyens d’aider les populations les plus misérables de la planète vivent loin de lieux où se trouvent des gens pauvres et privés de droits. Si les besoins de ces malheureux ne peuvent toucher que les consciences des personnes aisées vivant à proximité immédiate, alors les espoirs d’un monde plus juste sont brisés. » (5)

Aucune référence à la passivité ou à l’activité dans l’énoncé de ce problème. Mais ces concepts apparaissent en arrière-plan si l’on considère que l’obligation de porter assistance à autrui, y compris à ceux qui sont éloignés de nous, est un devoir naturel, c’est-à-dire fondé sur un « sentiment naturel d’empathie », selon les mots de Michael Walzer, qui est éprouvé par tous les êtres humains. Voici comment il décrit la relation entre ce sentiment et l’obligation d’aider autrui :

« Quand nous voyons les hommes souffrir, nous expérimentons un sentiment naturel d’empathie. John Rawls affirme qu’il existe un devoir naturel d’aider les personnes en difficulté, ‘un devoir d’aide mutuelle’. Il a raison. Ce devoir a ses racines dans un sentiment de proximité, dans la reconnaissance pré-philosophique de ‘l’autre’ comme nous-mêmes et de ses problèmes comme des problèmes qui pourraient être les nôtres. Cette empathie naturelle explique l’avalanche d’aides après une inondation ou un tremblement de terre dévastateur. La réponse vient de milliers d’hommes et de femmes ordinaires agissant par des associations, et de la part de communautés politiques. Mais cela commence par les sentiments des individus. Comment ces sentiments peuvent-ils donner naissance à une obligation ? Ce doit être parce que nous ressentons un devoir d’agir ainsi : nous devrions vouloir aider. » (6)

Le sentiment naturel d’empathie possède un caractère passif, l’adjectif étant entendu au sens d’« éprouver une impression, sans agir soi-même » (CNRTL), d’être « réceptif aux impressions ou influences extérieures » (Merriam Webster). Mais il est aussi à l’origine de l’activité, de la volonté d’agir et de l’action, comme le souligne Walzer : « cela commence par les sentiments des individus » – une observation qui est suivie de cette assertion remarquable : « nous devrions vouloir aider ».

Solidarité

Bien sûr, l’obligation d’assistance – celle que défend par exemple Peter Singer : « S’il est en notre pouvoir d’éviter que quelque chose de grave se produise, sans rien sacrifier d’une valeur morale comparable, nous devons le faire » (7) – suppose par définition une activité intentionnelle.

C’est ainsi que l’on conçoit la solidarité. Ne désigne-t-elle pas un « acte concret qui met en application [le] devoir moral, résultant de la prise de conscience de l’interdépendance sociale étroite existant entre les hommes ou dans des groupes humains, [qui] incite les hommes à s’unir, à se porter entraide et assistance réciproque et à coopérer entre eux, en tant que membres d’un même corps social » (8) ?

On peut comprendre la locution « en tant que membres d’un même corps social » en un sens universel, à la façon de Léon Bourgeois (1851-1925). Celui-ci défendait la « doctrine de la solidarité des êtres », qui suppose des « rapports de dépendance réciproque », non seulement entre les êtres vivants, mais aussi « entre l’ensemble de ces êtres et le milieu où ils sont placés » :

« […] Les hommes sont, entre eux, placés et retenus dans des liens de dépendance réciproque, comme le sont tous les êtres et tous les corps, sur tous les points de l’espace et du temps. La loi de solidarité est universelle. » (9)

Apparemment, la solidarité naturelle à laquelle se réfère Bourgeois ne se prête pas à une analyse fondée sur l’activité et la passivité. Pris sans cesse dans des relations de dépendance mutuelle, les êtres humains font l’expérience d’un jeu permanent entre activité et passivité. Cet extrait en donne une illustration :

« [L’homme] pense, et chacune de ses pensées réfléchit la pensée de ses semblables dans le cerveau desquels elle va se refléter et se reproduire à son tour ; il est heureux ou il souffre, il hait ou il aime, et tous ses sentiments sont les effets ou les causes des sentiments conformes ou contraires qui agitent en même temps tous ces autres hommes avec lesquels il est en rapport de perpétuel échange. »

Pourtant, l’idée d’une solidarité spécifiquement active a été distinguée, notamment par Didier Julia. Il est vrai que la solidarité est alors moins conçue comme un fait naturel que comme une vertu :

« [Elle est] un sentiment qui pousse les hommes à s’accorder une assistance mutuelle ; c’est cette solidarité ‘active’ qui fait que les uns ne peuvent être heureux que si les autres le sont aussi, qu’un homme ne peut se sentir vraiment libre que si tous les hommes du monde sont libres. A ce niveau, la solidarité n’est plus un fait social mais une valeur morale. » (10)

 

Sympathie

Ce qui, dans la solidarité, pourrait relever de la passivité, serait typiquement la sympathie, ce « lien secret de la solidarité sociale », comme disait Henri Marion (1846-1896). Celui-ci considérait la sympathie comme un instinct :

« […] Le lien principal de la société, c’est, avec le besoin, mais avant et plus que le besoin même, la sympathie. On peut l’appeler, elle aussi, une ‘nécessité’, car c’est une vraie nécessité psychologique ; mais c’est un instinct irréductible, antérieur, en tout cas hétérogène, au sentiment de l’utile. La sympathie est la disposition des êtres sensibles, surtout des êtres d’une même espèce, à partager les émotions les uns des autres. » (11)

Mais la sympathie est également active. On le constate dans ce passage d’Adam Smith, issu de sa Théorie des sentiments moraux :

 « […] Comme nous sympathisons avec le chagrin de nos semblables chaque fois que nous voyons leur détresse, chaque fois nous entrons dans leur horreur et leur aversion pour tout ce qui a été l’occasion de cette détresse. Tout comme notre cœur adopte et suit leur peine, de même il est animé lui aussi par un esprit qui le pousse à éloigner ou à anéantir la cause de cette peine. L’affinité indolente et passive par laquelle nous accompagnons la personne en détresse dans ses souffrances laisse aisément la place à un sentiment plus vigoureux et plus actif, par lequel nous l’accompagnons dans son effort pour repousser ses souffrances ou pour satisfaire son aversion envers ce qui les a occasionnées. » (12)

« L’affinité indolente et passive » laisse place à « un sentiment plus vigoureux et plus actif ». Appliqué à la crise que nous vivons, ce passage de la passivité à l’activité est particulièrement suggestif.

Alain Anquetil

Article mis à jour le 30 mars 2020.

(1) Il y a cependant des contre-exemples, comme l’indique le témoignage, dans l’émission d’Elizabeth Martichoux sur LCI, d’une infirmière qui a été l’objet d’insultes : « La peur déclenche le meilleur comme le plus mauvais chez les gens […]. Je ne suis pas un cas isolé, j’ai des collègues qui ont des mots sur leur pare-brise, la porte d’entrée de leur immeuble… »

(2) Voir par exemple « Coronavirus – Cagnottes en ligne, appels à la générosité, dons de masque : la solidarité s’organise », France Bleu, 20 mars 2020.

(3) Voir « Solidarité, soignants applaudis, musique : ces images qui mettent du baume au cœur en temps de confinement », L’Obs, 18 mars 2020.

(4) Les termes « distance » et « proximité » sont en fait contradictoires, car on ne peut être à la fois éloigné et proche de quelqu’un ou de quelque chose.

(5) W. C. Hamblet, « Moral distance », in D. K. Chatterjee (dir.), Encyclopedia of global justice, Springer, 2011.

(6) M. Walzer, « Achieving global and local justice », Dissent, 58(3), 2011, p. 42-48, tr. P. de Charentenay, revue par C. Renouard, « Justice globale et locale », Etudes, 414(5), 2011, p. 631-642.

(7) P. Singer, Practical ethics, 2nd edition, Cambridge University Press, 1993, tr. M. Marcuzzi, Questions d’éthique pratique, Bayard Editions, 1997.

(8) Source : CNRTL.

(9) L. Bourgeois, Solidarité, Paris, A. Colin, 1896.

(10) D. Julia, Dictionnaire de la philosophie, Paris, Larousse, 1964.

(11) H. Marion, De la solidarité morale : essai de psychologie appliquée, Paris, F. Alcan, 1890.

(12) A. Smith, The Theory of Moral Sentiments, 1759, D. D. Raphael et Alec L. Macfie (dir.), Oxford University Press, 1976, tr. M. Biziou, C. Gautier et J.-F. Pradeau, Théorie des sentiments moraux, Paris, PUF, 1999.

[cite]

 

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