Dans cet article, je m’intéresse à l’importance morale du lexique de la violence qui forme l’une des dimensions de la crise sociale relative au projet de loi travail. Son objectif n’est pas de contribuer à l’analyse de la situation sociale proprement dite, mais d’éclairer la valeur morale de ce lexique de la violence. À cette fin, j’utiliserai une méthode oblique et dialectique en m’inspirant de la non-violence comme méthode de lutte ou stratégie de résolution de conflits – plutôt que comme doctrine éthique, selon la distinction de Guiliano Pontara (1). La non-violence fera aussi l’objet du prochain billet.

Le philosophe Jeremy Bentham (1748-1832) affirmait à propos de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen adoptée par l’Assemblée nationale constituante en 1789 :

« Dans le corps des lois, en particulier des lois que l’on prétend fondamentales et constitutionnelles, un mot inapproprié peut être une calamité nationale ; la guerre civile peut en résulter. Un mot inconsidéré peut faire jaillir un millier de poignards. » (2)

Et John Stuart Mill (1806-1873), qui, entre autres choses, poursuivit, au milieu du 19ème, sa doctrine utilitariste, affirmait en 1859 dans De la liberté :

« Personne ne soutient que les actions doivent être aussi libres que les opinions. Au contraire, même les opinons perdent leur immunité lorsqu’on les exprime dans des circonstances telles que leur expression devient une instigation manifeste à quelque méfait. L’idée que ce sont les marchands de blé qui affament les pauvres ou que la propriété privée est un vol ne devrait pas être inquiétée tant qu’elle ne fait que circuler dans la presse ; mais elle peut encourir une juste punition si on l’exprime oralement, au milieu d’un rassemblement de furieux attroupés devant la porte d’un marchand de blé, ou si on la répand dans ce même rassemblement sous forme de placard. » (3)

Le cas du marchand de blé illustre, selon Mill, les limites de l’exercice de la liberté individuelle au sein du monde social. Dans certains contextes, les mots ont un pouvoir tel qu’ils peuvent causer un désordre civil, c’est-à-dire, en termes juridiques, un trouble à l’ordre public.

Ces considérations sur le pouvoir des mots sont bien connues. Mais sont-elles utiles pour éclairer certains des termes qui ont été employés dans le cadre de la crise sociale relative au projet de loi travail, ceux qui peuvent être regroupés dans un « lexique de la violence » ? Voici quelques exemples issus uniquement de titres de la presse : « violence », « mourir », « chantage », « haine », « voyou », « terroriste » (4). On notera que le mot « violence » a été souvent employé, non seulement pour qualifier certains faits, mais aussi pour dénoter le climat social général (5). En revanche, les mots « non-violence » ou « pacifisme » ont été relativement peu utilisés (6).

La référence à la doctrine de la non-violence comme stratégie de résolution des conflits peut apporter un éclairage sur l’importance morale de ce lexique de la violence. La non-violence fait en effet ressortir les caractéristiques de la violence. Lorsqu’il la définit, Pontara l’adosse aux différentes significations du mot « violence », à l’instar de Jean-Marie Muller, spécialiste de la non-violence, qui souligne que, « pour cerner la signification de la non-violence, il faut au préalable s’attacher à celle de la violence » (7). En particulier, on ne doit pas confondre la non-violence avec le rejet du conflit, qui est un fait du rapport avec les autres et qui survient dans toute communauté : « La non-violence ne présuppose donc pas un monde sans conflits ». Le langage de la violence peut nuire à la recherche de la médiation et du compromis qui sont, rappelle Muller, des « méthodes de résolution non-violente des conflits ». Il peut trouver sa place même en l’absence de violence matérielle.

Cependant, Muller affirme que « la culture qui domine nos sociétés affiche une rhétorique qui dénigre la violence ». Car, ajoute-t-il, « elle insinue constamment dans l’esprit des individus que, face aux conflits, ils n’ont pour choix que la lâcheté et la violence. Cette culture de la violence offre ainsi à l’individu nombre de constructions idéologiques pour lui permettre de justifier sa violence dès lors qu’il prétend défendre une cause juste. » Dans une interview donnée en 2008, il reprenait l’idée que le lexique de la violence était aussi activé par l’arrière-plan de notre culture. Il l’illustrait à l’aide de la vertu de courage :

« La langue qui exprime notre culture nous fait parler le langage de la violence. Nous n’avons pas les mots pour dire la non-violence. Tous nos mots sont ombrés par l’idéologie de la violence. Par exemple, le mot “courage”. Dans toute la tradition occidentale, le courage c’est la vertu de l’homme – non associé à la femme – qui a la force de surmonter sa peur pour affronter les dangers. Or, le moment où l’homme affronte les plus grands dangers, c’est à la guerre. Autrement dit, le courage c’est la vertu guerrière de l’homme qui n’a pas peur d’affronter l’ennemi sur le champ de bataille dans un combat à la vie à la mort. » (8)

Même type de commentaire de la part de Gene Sharp, professeur américain de sciences politiques, spécialiste de la non-violence et auteur d’un dictionnaire sur le pouvoir et la lutte (9) – un commentaire spécialement appliqué à la résistance contre des régimes politiques oppresseurs et qui est dénué de référence culturelle :

« Les gens sont toujours prompts à décréter que le combat non-violent n’est plus viable ou, avant même qu’il ait commencé, à se demander : « Quelle est la limite ? » « Jusqu’où irons-nous ? » C’est parce qu’ils croient encore au pouvoir de la violence, sans aucune raison probante. Rien ne leur permet de conclure qu’en utilisant la violence on obtient une victoire rapide. » (10)

Parmi les principes de lutte non-violente élaborés par Gandhi, dont Pontara propose une description rapide, les deux premiers mettent en avant le langage utilisé dans le cadre de la recherche d’une solution aux conflits. Le premier suppose une disposition à dialoguer « le plus objectivement possible » avec l’autre en faisant preuve d’impartialité dans l’appréciation de ses arguments, à modifier ses positions, voire à y renoncer, à laisser ouvertes les possibilités de dialogue. Ce principe, qui, selon Pontara, se fonde sur l’affirmation qu’« il n’existe aucun domaine où l’on soit sûr d’être dans le vrai » ou du côté du droit, a des effets sur le langage que doivent employer les parties prenantes au conflit, car il doit refléter leur disposition à l’objectivité, à l’impartialité et au souci de la vérité.

Le second principe énonce, selon les termes de Pontara, « que dès le début d’un conflit et dans chacune de ses phases ultérieures, il faut utiliser uniquement des techniques de lutte qui n’impliquent aucune menace – ou du moins des techniques dont on a de bonnes raisons de croire qu’elles n’impliquent aucune menace – contre les intérêts vitaux de l’adversaire (sa vie, sa santé, son intégrité physique et psychique) ; pour le reste, il faut toujours tenter de minimiser le plus possible les éventuelles souffrances que l’utilisation de ces techniques peut infliger à l’adversaire contre sa volonté. » (1)

Dans ce contexte, une attitude non conforme à ces principes de lutte non-violente consisterait à employer un langage violant les impératifs d’objectivité, d’impartialité, d’ouverture, de souci de la vérité et d’absence de menace. On répondra que ces impératifs ont une connotation morale, mais ils ont plutôt la nature de techniques de résolution du conflit. On répondra aussi que si, dans le débat public relatif au projet de loi travail, des parties prenantes ont prononcé des mots appartenant au lexique de la violence, c’était par forme de jeu, par convention, peut-être par tactique. Mais si tel est le cas, cela va, au moins à première vue, dans le sens de ce qu’affirmait Muller sur la disposition à utiliser le lexique de la violence dans notre culture. Il en va de même si l’on rétorque que l’usage de ce lexique n’a en fin de compte pas grande importance. Ce serait affirmer qu’il a, au contraire, beaucoup d’importance.

Alain Anquetil

(1) G. Pontara, « Non-violence », in M. Canto-Sperber (éd.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, PUF, 1996.

(2) J. Bentham, « L’Absurdité sur des Echasses », 1796, publié dans Bentham contre les droits de l’homme, tr. J-P Cléro et B. Binoche, Paris, PUF, 2007. Pour un commentaire, voir la thèse d’Hélène Xitakis, La Déclaration de 1789 en Grande-Bretagne (1789-1795), soutenue en 2013, qui est disponible en ligne.

(3) J.-S. Mill, On liberty, 1859, tr. fr. L. Lenglet, De la liberté, Paris, Folio Essais, 1990

(4) « Mélenchon sur les violences des manifs anti-loi Travail : “Au rythme où on va, quelqu’un va mourir “ » (Marianne, 1er mai 2016) ; « Philippe Martinez (CGT) dénonce le “chantage” de Total » (Le Nouvel Observateur, 25 mai 2016) ; « Loi Travail : le gouvernement génère un « climat de haine», selon Martinez » (Le Parisien, 27 mai 2016) ; « Loi travail : virulent, Pierre Gattaz évoque des syndicalistes “voyous” et “terroristes” » (Les Echos, 30 mai 2016).

(5) Pour un résumé des événements relatifs aux débats et mouvements générés par le projet de loi, cf. « Loi Travail : la contestation en 10 dates clefs » (Europe 1, 14 juin 2016).

(6) Les mots ont été utilisés par le mouvement « Nuit Debout » : cf. « Le pacifisme est-il vraiment une solution opérante ? », 7 mai 2016. Voir aussi « Manifestations : quel impact sur l’économie ? » (La Dépêche, 19 mai 2016), où il est question d’une action militante « pacifiste mais offensive ».

(7) J.-M. Muller, « Apprendre la langue de la non-violence », Diogène, 243-244, 2013/3, p. 6-21.Il a publié Stratégie de l’action non violente, Fayard, 1972.

(8) J.-M. Muller, « La non violence a-t-elle encore son mot à dire ? », Réel, 2008, disponible en ligne.

(9) G. Sharp, Sharp’s Dictionary of Power and Struggle, Oxford, Oxford University Press, 2011.

(10) G. Sharp et al., « L’avenir de la non-violence. Un entretien avec Ramin Jahanbegloo », Diogène, 243-244, 2013/3, p. 222-240.

[cite]

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