Alain ANQUETIL
Philosopher specialising in Business Ethics - ESSCA

Troisième et dernière rétrospective sur 2013. Son sujet – l’éthique de la comptabilité analytique – semble insolite. Il a pourtant été inspiré par un événement qui a marqué la fin de l’année 2013 : le 50ème anniversaire de la Maison de la radio. Parmi les diverses commémorations de cette événement, France Culture a eu la bonne idée de demander à la Maison de la radio elle-même de raconter son histoire dans une émission spéciale d’À voix nue : « La Maison de la Radio répond à nos questions ». L’un des épisodes, diffusé le 19 décembre, a relaté le démembrement de l’ORTF, survenu en 1974. C’est à cette occasion que la comptabilité analytique a été évoquée, et en des termes plutôt critiques.

La comptabilité analytique, ou comptabilité de gestion, est considérée comme un outil indispensable à la gestion des organisations, a fortiori lorsqu’elles ont une taille importante. Elle fournit des analyses et des distinctions dont leurs dirigeants ont besoin pour les gouverner. Peu de gestionnaires, qu’ils soient praticiens ou universitaires, contesteraient son utilité. Elle leur fournit une aide indispensable à la décision (1).

Sans elle, il serait impossible de se repérer et de prendre des décisions justifiées. Une comptabilité analytique suppose de découper l’organisation selon certains critères. Un tel découpage permet de réduire la complexité qui provient de la quantité et de la variété des opérations qui y sont traitées. Il s’agit plus précisément, comme le soulignent Pascal Fabre et Dominique Bessire, de disposer d’« un réseau d’analyse des charges et des produits par un découpage adapté de l’organisation et choix des unités d’œuvre (…) et des clés de répartition » (2).

Bien sûr, la mise en place et le développement d’un tel instrument de gestion exprime un type particulier de rationalité, une rationalité formelle fondée sur le calcul et la quantification. On peut le critiquer pour ce motif, spécialement parce qu’il favorise certains modes de pensée et contribue à justifier par des critères quantitatifs des décisions de gestion qui, au bout du compte, peuvent affecter une organisation et les personnes qui la composent. C’est à ce type d’effet que se réfère la Maison de la radio dans l’interview imaginaire qu’elle a accordée en décembre 2013 (3).

L’effet de la comptabilité analytique sur la Maison de la radio, plus largement sur l’ORTF (Office de radiodiffusion-télévision française), doit être compris dans le contexte de la disparition de l’Office (l’article 2 de la loi du 7 août 1974 affirmait : « l’ORTF est supprimé ») et son éclatement en sept sociétés autonomes : Radio France, TF1, Antenne 2, FR3, TDF, la SFP et l’INA. Thomas Baumgartner, qui menait l’interview avec la Maison de la radio, notait que « la publication du rapport de la commission de répartition des personnels affectés dans toutes ces nouvelles sociétés de la radio et de la télévision a provoqué des grèves qui ont perturbé les antennes jusqu’à la fin de l’année [1974] ».  Sophie Bachmann, qui a étudié ce cas en détail, précisait que « plus de 15% des personnels de l'ORTF, soit environ 2.700 personnes, n'ont pas retrouvé de place dans les organismes qui lui ont succédé. Mille licenciements avaient été demandés par le gouvernement à la direction de l’Office ; ceux-ci ont été réduits à environ 350, au terme de trois mois de conflit quasi permanent. Si la plupart des suppressions d’emploi ont consisté en des mises à la retraite anticipée (900) ou des transferts dans la fonction publique (1.500), le départ de l’ORTF a été souvent durement ressenti par ces personnels qui avaient un lien quasi affectif avec l'entreprise. » (4)

Quant à la Maison de la radio elle-même, elle comptait expressément, lors de son « interview », la comptabilité analytique parmi les responsables de la crise sociale et identitaire qu’elle avait connue : « Du jour où la comptabilité analytique a été introduite dans mes bureaux », affirmait-elle, « on en a oublié la fantaisie et l’audace pour ne plus penser qu’à l’argent. Dans l’esprit des politiques et de l’opinion publique, l’ORTF n’était plus qu’une énorme structure remplie de gens incapables de répondre à la nouvelle question à la mode : combien ça coûte ? Roland Dhordain en a fait l’expérience lors de son passage à la télévision. On lui avait demandé de budgétiser ses propositions et il avait écrit dans son rapport : « E.P.M. ». (…) « E.P.M. » signifiait simplement : « Et Puis Merde ». Dhordain en avait assez de s’entendre répondre : « C’est une très bonne idée, Monsieur Dhordain , mais cela n’entre plus dans un coût standard ». » Ces propos se réfèrent à un conflit entre deux formes de rationalité : l’une, formelle, calculatrice, centrée sur les moyens, qui était représentée, dans le cas de l’ORTF et selon les propos de la Maison de la radio, par la comptabilité analytique ; l’autre, substantielle, qualitative, prenant en compte l’identité et la vocation de l’organisation ainsi que l’autonomie morale des individus qui la composent. Ce conflit entre rationalité formelle et substantielle est bien connu. On pense aussitôt aux distinctions de Max Weber (5).

Mais on peut également invoquer le philosophe hongrois Georg Lukacs (1885-1971) et son concept de réification. Selon le sociologue Frédéric Vandenberghe, la réification « désigne le devenir-chose de ce qui, en droit, n’est pas une chose ». Elle consiste à « attribuer illégitimement, et selon le cas », à ce qui n’est pas une chose (à une personne par exemple, mais aussi à une création humaine) « une facticité, une fixité, une objectivité, une externalité, une impersonnalité, une naturalité ». Vandenberghe dit à propos de Lukàcs que « dans la sphère du processus de production et de reproduction matérielle, l’expression la plus achevée de la réification est la transformation de l’homme en marchandise et en appendice de la machine. (…) En éliminant le caractère individuel, concret et humain du travail et en le réduisant à des paramètres quantitatifs, une organisation rationnelle et efficace, calculable et prévisible du travail devient possible (taylorisme). L’ouvrier est alors incorporé comme partie mécanisée dans un système mécanique qu’il trouve devant lui, achevé et inhumain, fonctionnant dans une totale indépendance par rapport à lui. Lukàcs estime que dans la société capitaliste la réification se généralise. La forme intérieure d'organisation d'entreprise industrielle se révèle alors comme le concentré de la structure de toute la société. » (6)

Parce qu’ils se situent au niveau de l’organisation productiviste du travail et du système capitaliste, on peut juger que ces considérations d’inspiration marxiste ont peu de rapport, ou un rapport trop général, avec les effets de la comptabilité analytique évoqués par la Maison de la radio. Pourtant c’est au concept de réification qu’Annick Bourguignon, professeure et spécialiste de « l’usage du chiffre dans le management et la société », se réfère à propos du contrôle de gestion, une fonction de l’entreprise qui fait un grand usage de la comptabilité analytique (7).

Pour défendre la thèse selon laquelle les outils de gestion réifient le monde social et pour montrer les dangers d’une telle réification, Bourguignon décrit ce processus comme un « processus contenant :

  1. un glissement de la subjectivité vers l’objectivité,
  2. qui a pour conséquence de masquer la nature fondamentalement subjective du monde, et au-delà, ses conflits potentiels,
  3. ce qui prévient la dispute sociale,
  4. afin, finalement, de préserver l’ordre social, et ce, au détriment de ses constituants les plus faibles » (8).

Elle conclue que « dans la mesure où les instruments de gestion sont des auxiliaires actifs de la réification du monde social, qui met potentiellement à mal le bien-être des personnes, on ne peut pas exclure le risque que ces systèmes soient contraires à l’éthique ». Mais parce que « la réification est inhérente à la nature même des instruments [de gestion] », les problèmes éthiques qu’ils engendrent peuvent-ils être résolus ? Ils peuvent l’être à un certain degré seulement. Parmi les solutions possibles, Bourguignon insiste sur l’explication des processus psychologiques favorisés par les instruments de gestion, sur l’importance de la déconstruction de la réification dans les enseignements de contrôle de gestion, ainsi que sur la prise de conscience des enseignants. Mais ces solutions doivent être comprises comme des compensations, des facteurs qui contrebalancent les effets « naturels » de la réification. Car, comme le dit Bourguignon, il est difficile, dans le monde que nous construisons, d’y échapper.

Alain Anquetil


(1) Selon Louis Dubrulle et Didier Jourdain, le Plan comptable général 1982 donne la définition suivante : « La comptabilité analytique d’exploitation est un mode de traitement des données dont les objectifs essentiels sont les suivants. D’une part : connaître les coûts des différentes fonctions assumées par l’entreprise ; déterminer les bases d’évaluation de certains éléments du bilan de l’entreprise ; expliquer les résultats en calculant les coûts des produits (biens et services) pour les comparer aux prix de vente correspondants. D’autre part : établir les prévisions de charges et de produits d’exploitation (coûts préétablis et budgets d’exploitation, par exemple) ; en constater la réalisation et expliquer les écarts qui en résultent (contrôle des coûts et des budgets, par exemple). D’une manière générale, elle doit fournir tous les éléments de nature à éclairer les prises de décision. » (L. Dubrulle et D. Jourdain, Comptabilité analytique de gestion, 6ème édition, Paris, Dunod, 2013, p. 7)

(2) P. Fabre et D. Bessire, « Enseigner la conception de systèmes de comptabilité de gestion », Comptabilité - Contrôle – Audit, 12(3), 2006, p. 67- 85.

(3) Une savoureuse autobiographie radiodiffusée sur un texte de Félicie Dubois, une idée de Gilles Davidas, Françoise Cadol prêtant sa Voix au personnage de la Maison de la radio.

(4) S. Bachmann, « La suppression de l'ORTF en 1974 [La réforme de la "délivrance"] », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 17, 1988, p. 63-72.

(5) M. Weber, Wirtschaft und Gesellshaft, Tübingen, Mohr, 1956, trad. fr. de F. Laurent, Économie et Société, 1ère partie, Plon, 1995.

(6) F. Vandenberghe, « La notion de réification. Réification sociale et chosification méthodologique », L’Homme et la société, 103, 1992, p. 81-93.

(7) A. Bourguignon, « Enseigner le contrôle de gestion : un piège éthique ? », Manuscrit auteur, publié dans La place de la dimension européenne dans la Comptabilité Contrôle Audit, Strasbourg, 2009. (8) A. Bourguignon, « Are management systems ethical? The reification perspective », in M. L. Djelic et R. Vranceanu (éd), Moral Foundations of Management Knowledge, Cheltenham, Edward Elgar Publishing, 2007, p. 221-243.


Photo de couverture de l'article : Architecture-Studio, CC BY-SA 3.0 via Wikimedia Commons

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