L’affaire du Dakota Access Pipeline (DAPL), projet de transport de pétrole de près de 2.000 km reliant le Dakota du Nord et l’Illinois, n’est pas terminée. On se souvient que ce projet avait soulevé les protestations des tribus sioux de la réserve de Standing Rock et de défenseurs de l’environnement au motif que l’oléoduc traverserait des terres sacrées et risquerait de polluer l’eau d’un lac. Le président Obama avait répondu à ces revendications en abandonnant fin 2016 le tracé initial, mais le projet a été réactivé le 24 janvier 2017 par un décret du président Trump (1). Dans un bref article du 1er mars 2017, Télérama rapportait que « le 22 février 2017, des militaires lourdement armés s’apprêtaient à faire évacuer Standing Rock quand les Lakotas [groupe de la nation Sioux] ont fait cette chose inouïe : ils ont mis le feu au camp. […] Plutôt tout brûler que d’être humiliés une fois de plus ! » (2) Mais en dépit de la récente décision du président américain, les opposants au projet ont reçu de nouveaux soutiens, notamment ceux d’investisseurs qui ont vendu les titres d’entreprises travaillant pour le projet – KLP, le principal fonds de pension privé norvégien, et Storebrand, groupe financier norvégien dont les investissements sont orientés vers le développement durable – et celui du conseil municipal de la ville de Seattle qui a décidé l’arrêt des relations avec l’une des banques finançant le projet DAPL (3). Mais pour Storebrand, ces décisions de désinvestissement et de désengagement sont surtout des « signaux adressés à d’autres entreprises » (4). Autrement dit, eu égard au projet DAPL, elles demeurent symboliques. Mais quel est la valeur d’actions symboliques telles que les désinvestissements réalisés ? Le présent article aborde cette question en s’inspirant des travaux du philosophe Robert Goodin.

Un mouvement de solidarité est à l’origine du désinvestissement du fonds norvégien KLP. Le parlement sáme de Norvège a fait pression sur KLP en raison de « la forte solidarité ressentie à l’égard d’autres peuples indigènes dans différentes parties du monde » (5). La tâche était malaisée car après avoir visité le site, le fonds de pension n’avait constaté « aucune violation sérieuse ou systématique de l’environnement ou des droits humains » (6). Mais de nouvelles informations indiquant que la consultation des populations locales avait été insuffisante l’ont convaincu.

L’un des responsables de Storebrand soulignait de son côté qu’« un désinvestissement est une décision en dernier recours ». En effet, précisait-il, « quand on se désengage d’une entreprise, on se prive de la possibilité de l’influencer pour rechercher une meilleure solution » (4). C’est ce même responsable qui espérait que les initiatives de sa firme serviraient de « signaux adressés à d’autres entreprises ». Et il ajoutait :

« On ne doit pas sous-estimer l’effet de signal. Bien qu’il soit trop tard pour modifier le cours du projet Dakota Access, le fait même que l’affaire ait fait tant de bruit et soulevé tant de protestations conduira les entreprises impliquées dans des projets futurs de prendre plus au sérieux les droits des peuples indigènes et les questions environnementales. Tel est l’espoir que l’on peut nourrir pour le futur. »

On peut reformuler cet argument de la façon suivante : une action symbolique a une valeur qui ne provient pas seulement des effets immédiats qu’elle produit, mais des effets matériels plus lointains dont elle est la cause. Cette reformulation correspond à l’un des arguments que Robert Goodin a proposés dans un article publié en 1977 à propos des récompenses symboliques (7).

L’idée que le responsable de Storebrand a exprimée correspond à une catégorie de gestes ou de récompenses symboliques qui se prête aisément à une dévalorisation. Celle-ci provient du fait que si une déclaration symbolique a la nature d’une promesse relative à un gain futur matériel, alors la valeur de cette déclaration est instrumentale et non intrinsèque. Si la valeur propre du fait symbolique est inférieure à la valeur de la rétribution future, cela provient non seulement du fait que le symbole est subordonné à un bien matériel, mais aussi au fait que la promesse qu’il représente peut ne pas être tenue. Selon Goodin :

« De telles récompenses symboliques sont évaluées positivement mais pas à un niveau aussi élevé que les récompenses tangibles qu’elles promettent. Un billet à ordre [promissory note] a fondamentalement une valeur moindre que la chose promise parce qu’il existe toujours le risque que l’auteur de la promesse ne la tienne pas. »

D’une certaine façon, le responsable de Storebrand endosse cette perspective. Quoique l’action de désinvestissement qu’il a accomplie ait une valeur matérielle immédiate, il insiste sur sa valeur symbolique qu’il définit comme une promesse de gains futurs pour les parties prenantes, populations indigènes et défenseurs de la protection de l’environnement, qui ont subi des torts ou pourraient en subir à cause de la logique des intérêts économiques. Mais la promesse est difficile à tenir, et au surplus ceux qui sont censés la faire et la tenir ne sont pas identifiés distinctement. On peut estimer qu’éviter une telle dévalorisation est la raison pour laquelle le responsable de Storebrand préfère ramener le désinvestissement de sa firme à un « espoir que l’on peut nourrir pour le futur ».

Cependant, Goodin précise que les gestes symboliques peuvent ne pas avoir la nature de promesses, implicites ou explicites, de récompenses matérielles futures :

« Quand les gestes symboliques sont évalués comme des engagements à fournir des bénéfices tangibles, ces gestes sont nécessairement inférieurs à la fourniture réelle des biens promis. Mais quand les gestes symboliques ne véhiculent pas l’idée d’un tel engagement, ils sont potentiellement d’une valeur aussi importante qu’un bien matériel. »

La seconde catégorie de gestes symboliques évite par définition la dévalorisation propre à la première catégorie. Les déclarations et actions d’ordre symbolique ont alors un caractère affectif. Elles contribuent à resserrer les liens au sein de groupes ou de communautés. Or, c’est en termes de solidarité affective (en l’occurrence avec le peuple sioux) que la présidente du parlement sáme a décrit les actions menées contre le Dakota Access Pipeline. L’expression de cette solidarité avait donc deux faces, l’une instrumentale – « C’est parce que nous sommes petits que nous devons être solidaires avec les autres » –, l’autre affective au sens de Goodin : « Nous ressentons une forte solidarité avec les autres peuples indigènes qui se trouvent dans d’autres parties du monde » (5). Une manière de renforcer la valeur de la dimension proprement symbolique du mouvement.

Alain Anquetil

(1) Voir par exemple « La bataille contre le pipeline Dakota Access reprend » (Libération, 1 février 2017) et « Comprendre Keystone XL et Dakota Access Pipeline, les deux oléoducs controversés » (La Croix, 27 janvier 2017)

(2) « Le serpent noir a gagné », Télérama, 1er mars 2017.

(3) « Seattle Votes to End $3 Billion Relationship with Wells Fargo Because of the Bank’s Dakota Access Pipeline Financing », 7 février 2017.

(4) « Private investor divests $34.8m from firms tied to Dakota Access pipeline », 2 mars 2017.

(5) Vibeke Larsen, présidente du parlement sáme, « Sami people persuade Norway pension fund to divest from Dakota Access », 17 mars 2017.

(6) Ibid.

(7) E. Goodin, « Symbolic rewards: Being bought off cheaply », Political Studies, 25(3), 1977, p. 383-396.

[cite]

 

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