Le Tour de France 2018 s’est achevé hier soir. Les suspicions que nous évoquions dans le billet du 10 juillet n’ont pas, semble-t-il, altéré l’enthousiasme du public (1). Nous avions envisagé plusieurs hypothèses pour expliquer la persistance de cet enthousiasme et annoncé une autre explication possible. Inspirée d’une distinction proposée par Aristote dans l’Ethique à Nicomaque et la Politique, distinction qui a été interprétée et développée par le philosophe contemporain Alasdair MacIntyre, elle repose sur la sensibilité supposée du public aux « biens internes ». Nous l’exposons en quelques mots.

Commençons par cette citation issue d’un article de L’Obs publié à l’occasion du Tour de France 2012 :

« Le vélo est un sport de sacrifices. Sacrifice de son corps, de sa vie familiale, de sa jeunesse. Et pour beaucoup, sacrifice des ambitions personnelles. » (2)

Le sacrifice est souvent cité à côté du courage, de l’abnégation et simplement du travail des « équipiers », ces coureurs qui constituent l’écrasante majorité du peloton. « L’équipier, c’est l’esprit de sacrifice permanent. Quand on est un bon équipier, on ne pense pas à soi. Jamais. », affirmait un directeur sportif, Marc Madiot, en juillet 2017 (3). Il ajoutait :

« Dans le peloton et dans une équipe, il faut savoir ce pour quoi on est fait. Si vous n’avez pas un vrai rôle, vous n’avez plus votre place. »

Un autre directeur d’équipe, Vincent Lavenu, résumait les qualités morales du coureur idéal :

« Un coureur généreux qui va plus loin dans l’effort quand il se livre pour le leader que quand il le fait pour lui-même. » (4)

Dans ces descriptions, on ne trouve nulle référence aux « biens extérieurs » ou « externes » – gloire, richesse, rang social, pouvoir, influence – que visent aussi les coureurs cyclistes – les vedettes des équipes mais aussi leurs équipiers, bien que ceux-ci restent dans l’« ombre » (5). Ce qu’elles mettent en exergue, ce sont des « biens internes », au sens où les entend Alasdair MacIntyre (6). Il ne s’agit pas exactement des « biens de l’âme » et des « biens du corps » qu’Aristote discutait dans l’Ethique à Nicomaque et la Politique (7). Il s’agit de biens spécifiques à une pratique telle que le jeu d’échec, la peinture, l’éducation ou le marketing (8).

À l’inverse des biens externes, qui ne dépendent pas d’une pratique donnée (on peut obtenir la gloire et la richesse en participant à quantité de pratiques), ces biens ne peuvent être décrits et compris qu’en référence à une pratique donnée. C’est en se situant dans le contexte de la pratique du cyclisme que les propos des directeurs d’équipes cyclistes qui ont été cités ci-dessus prennent tout leur sens. Pour le saisir avec une plus grande acuité, citons MacIntyre :

« Les biens externes font […] l’objet d’une compétition, avec ses vainqueurs et ses vaincus. Certes, les biens internes sont le résultat d’une compétition pour l’excellence, mais leur réalisation est un bien pour toute la communauté qui participe à la pratique. » (9)

L’excellence collective suppose l’exercice de vertus. Celles qui ont été mentionnées à propos du cyclisme sont l’esprit de sacrifice, le courage et la générosité. Il y en a d’autres sans doute, comme la fidélité et le dépassement de soi (10). Cette dernière, comme le courage, peut aussi servir l’excellence individuelle.

C’est ici que se présente l’autre explication de l’enthousiasme persistant du public envers le Tour de France. Il reposerait sur la reconnaissance par le public, d’une part, de la valeur des biens internes visés par les coureurs, d’autre part, des vertus qu’ils mettent en œuvre pour les réaliser. Pour un certain nombre de spectateurs, ces biens et vertus sont familiers. Eux-mêmes sont des cyclistes amateurs et, même s’ils pratiquent seuls, ils savent ce que peut exiger la coopération en termes de sacrifice. Contempler ces biens et ces vertus est pour eux source de plaisir et d’enthousiasme.

Comment, selon cette explication, rendre compte des jugements négatifs des spectateurs, de leur pessimisme ou de leur colère à l’égard de certains coureurs ou de certaines équipes ? Grâce à la référence aux biens externes. C’est la recherche prédominante ou exclusive des biens externes, et, par voie de conséquence, la corruption de la recherche des biens internes, qui serait jugée négativement par les spectateurs.

Cependant, ce jugement négatif ne réduirait pas l’admiration et l’enthousiasme qu’inspirent les coureurs qui recherchent les biens internes et manifestent les vertus liées à leurs pratiques. Et même si d’autres font l’objet de suspicions (s’ils recherchent avant tout des biens externes), il est possible, en raison des efforts exigés par le cyclisme, spécialement par le Tour de France, que le public reconnaisse que ceux-là aussi exercent les vertus qui permettent de réaliser les biens internes, et qu’ils méritent, en conséquence, une sorte d’admiration résiduelle.

On cite parfois la pensée suivante, attribuée à Pierre-Jules Hetzel : « Le bien et le mal sont tellement mélangés qu’il est presque impossible de jouir d’une satisfaction parfaite ». La distinction exposée dans ce billet modifie au moins la nature de ce « mélange ».

Alain Anquetil

(1) Un article du Guardian du 30 juillet 2018 note que, selon « le vainqueur du tour de France, Geraint Thomas, le soutien des fans a éclipsé les aspects négatifs qui entouraient la course. Il avait du mal à réaliser à quel point sa victoire avait suscité de l’enthousiasme – « des inconnus criaient à mon passage », a-t-il affirmé (« Geraint Thomas: Tour de France support has outshone negativity »).

(2) « Dans l’ombre et le sacrifice, voici les « porteurs d’eau » du Tour de France », L’Obs, 16 juillet 2012.

(3) « Tour de France : dans l’ombre des leaders », Challenges, 11 juillet 2017.

(4) Ibid.

(5) On notera la présence de l’« ombre » dans les deux articles de presse cités ci-dessus.

(6) A. MacIntyre, After virtue, Notre Dame, Notre Dame University Press, 1984. tr. L. Bury, Après la vertu, Paris, PUF, 1997.

(7) Par exemple, dans la Politique : « […] Il y a au moins une division des biens que personne ne saurait contester : c’est celle qui les répartit en trois groupes, les biens extérieurs, les biens du corps et les biens de l’âme ; personne non plus ne doutera que toutes ces diverses sortes de biens ne doivent appartenir à l’homme jouissant d’une félicité parfaite. » (tr. J. Tricot, Paris, Vrin, 1965)

(8) Les deux premiers exemples sont de MacIntyre.

(9) A. MacIntyre, op. cit.

(10) Sur le dépassement de soi, voir le court article d’Isabelle Quéval, « Sport, dépassement de soi et idée de nature », Esprit, 276(7), 2001, p. 201-204.

[cite]

 

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