Alain ANQUETIL
Philosopher specialising in Business Ethics - ESSCA

Restons encore un peu sur l’article de Miguel Alzola relatif à l’éthique des affaires en temps de guerre (1). Dans le billet précédent, j’ai mis en cause l’idée, défendue par Alzola, que les firmes devraient, dans ce contexte si particulier, respecter des obligations spéciales. J’ai invoqué deux raisons à l’origine de mon interrogation : la première, formelle, liée au fait qu’Alzola ne discute pas du concept d’« obligation spéciale », pourtant utilisé en philosophie morale, ce qui prive son argument soit d’un soutien, soit d’une critique potentiels ; la seconde, que l’exemple qu’il propose (celui de la sélection par les firmes des clients en temps de guerre, qu’elles aient ou non des activités militaires) paraît tout aussi valable en temps de paix.

Certes, Alzola dérive ce qu’il considère comme des obligations spéciales de l’idée de justice que les acteurs économiques devraient appliquer en temps de guerre. Mais, comme il l’indique d’ailleurs lui-même très explicitement dans la citation qui suit, ce sont des obligations qui s’appliquent en toutes circonstances :

« Les considérations de justice entrent en ligne de compte dans la définition du but des entreprises. Celles-ci ne sont pas moralement autorisées à faire du profit et à augmenter la valeur de l’actionnaire en participant à une guerre injuste, en bénéficiant de violations des droits humains ou en exploitant les causes injustes qui sont à l’origine de la guerre ».

Au début de son article, cependant, Alzola propose trois critères qui permettent d’évaluer la responsabilité des entreprises en temps de guerre : le degré de contribution matérielle de l’entreprise à la guerre ; la stabilité de son comportement ; ses intentions. Ils valent quelle que soit l’activité de l’entreprise, peuvent s’additionner et ne s’appliquent pas seulement à ceux qui violent les critères de la guerre juste : ils s’appliquent dès lors qu’une contribution matérielle est apportée à l’un des camps.

Le degré de contribution matérielle doit être analysé de façon pragmatique, en gardant en mémoire les conséquences qui résultent de son évaluation. Car si des personnes a priori non-combattantes sont jugées avoir apporté une contribution significative à l’une des parties en conflit, alors elles peuvent perdre leur droit à l’immunité, c’est-à-dire être légitimement visées par les combattants du camp adverse. La philosophe Cécile Fabre (2), citée par Alzola (qui d’ailleurs adopte sa perspective), établit une distinction entre deux types de civils : les civilsm, qui apportent une contribution militaire à leur camp, et les civilsw (le « w » désignant le mot « welfare », ici le bien-être) qui apportent une contribution non-militaire, par exemple sous la forme de nourriture ou d’assistance médicale :

« On estime souvent que les civils qui fournissent des ressources militaires aux combattants (civilsm), par exemple des armes, peuvent être les cibles du camp adverse, alors que les civils qui leur fournissent des ressources telles que nourriture et soins médicaux (civilsw) devraient conserver leur immunité ».

Fabre souligne que d’autres considérations doivent entrer en ligne de compte avant de juger que des civils peuvent être rangés dans la même catégorie que des militaires (3). Pour que ce soit le cas, il faut que ces civils aient directement causé des torts à l’ennemi. Le fait de payer ses impôts et de contribuer ainsi à l’effort de guerre (un exemple que reprend aussi Alzola) ne répond pas à cette condition.

Le second critère permettant d’évaluer la responsabilité des entreprises en temps de guerre est la stabilité du comportement d’une personne (ou d’un groupe de personnes) non combattante. « Stabilité » a ici le sens d’un état d’équilibre qui persiste dans le temps, ce qui correspond à l’idée que défend Alzola :

« Puisque [ces non-combattants, par exemple « des agriculteurs, des employés du secteur public, des pompiers, des prêtres, etc. »] ont des activités qui diffèrent si peu de leurs activités en temps de paix, quand bien même les services qu’ils procurent sont essentiels au bien-être et à la survie des combattants, on ne devrait pas les considérer comme des combattants ».

Ces non-combattants considèrent ceux qu’ils servent comme des êtres humains et non comme des soldats, ce qui ne serait pas le cas si l’un d’eux, par exemple, décidait de jouer le rôle d’un « bouclier humain volontaire » (voluntary shield) pour aider les soldats de son camp, car alors il verrait en ceux qu’il aide non pas seulement des êtres humains, mais des combattants.

Le troisième critère proposé par Alzola a trait aux intentions de celui qui est à première vue un non-combattant. Ce critère doit s’ajouter aux deux précédents. En effet, ceux-ci ne suffisent pas à qualifier l’action d’un médecin qui soigne un combattant blessé et contribue à ce qu’il reprenne le combat pour une cause injuste. On peut même ajouter que, s’il est jugé qu’il apporte une contribution matérielle à la guerre injuste, il soigne le combattant blessé parce que ce dernier est un être humain et qu’il est dans son rôle de médecin de le faire. Le critère de l’intention permet de qualifier le second critère (4) :

« Si le médecin soigne le combattant injuste avec l’intention de lui permettre de retourner au combat plutôt que de l’aider à vivre en bonne santé, et de favoriser la cause injuste poursuivie par son pays, alors il peut partiellement perdre son immunité de non-combattant ».

Selon Alzola, ces critères sont applicables à l’activité d’une firme en temps de guerre. S’y ajoute, nous le notions la semaine dernière, le nature de son activité, qui peut être très éloignée ou très proche des besoins de guerre.

L’attrait de l’approche d’Alzola est de théoriser, grâce à des critères, l’idée qu’il existe, selon ses mots, un « spectre relatif au degré d’implication des civils dans la guerre, allant de la complicité dans les actions militaires à une association plus lâche, en passant par l’assistance dans les opérations de guerre et le fait de payer ses impôts en toute innocence, jusqu’aux citoyens qui tentent de se dissocier de l’effort de guerre ». Même si l’auteur n’applique pas les critères qu’il propose à un cas pour montrer leurs effets sur le jugement de responsabilité morale, son approche permet de clarifier des situations en vue de former un jugement. Ce qui est l’un des résultats attendus de l’éthique appliquée.

Alain Anquetil


(1) M. Alzola, « The Ethics of Business in Wartime », Journal of Business Ethics, 99, 2011, p. 61-71.

(2) C. Fabre, « Guns, Food, and Liability to Attack in War », Ethics, 120(1), 2009, p. 36-63.

(3) Et être alors soumis aux critères de la guerre juste qui s’appliquent aux combattants, critères qu’Alzola résume par l’utilisation des moyens militaires strictement nécessaires à la réalisation d’objectifs militaires justes, des moyens proportionnés à ces buts et dont l’usage est nécessaire (minimal forceproportionality et necessity ; il les présente sans mentionner les débats relatifs à leurs possibles recouvrements). Précisons que ces critères concernent la « manière de faire la guerre » de façon juste (jus in bello), qui se distinguent en grande partie de ceux qui concernent le droit de faire la guerre (jus ad bello). Cf. C. W. Morris, « Guerre et paix », in M. Canto-Sperber (éd.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, PUF, 1996.

(4) Alzola fait lui-même le lien entre le critère n°2 et le critère n°3, sans indiquer toutefois que le second est une qualification du second.

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