Le travail décent est un concept en vogue, notait Marie Viennot dans sa Bulle économique diffusée sur France Culture le 7 octobre dernier, date de la Journée mondiale d’action pour le travail décent. Selon la page du site de la Journée, un travail décent suppose que « tout individu, partout dans le monde, [puisse] exercer un métier qui lui permette de mener une vie digne et répondant à ses besoins essentiels ainsi qu’à ceux de sa famille ».

La manière de réaliser cet idéal a fait l’objet de nombreux développements issus de travaux menés par l’Organisation Internationale du Travail (OIT), qui est à l’origine du concept, et de travaux de recherche. Le sens général d’un « travail décent » semble aisé à comprendre, ne serait-ce que parce que la vie économique offre maints exemples d’aliénation et de conditions de travail dégradées.

On peut toutefois se demander si le concept de « décence », appliqué ici au travail, renvoie à une valeur ou à une vertu. Cette interrogation provient de la signification opérationnelle qui lui est attribuée et qui conduit à le définir en énonçant des conditions nécessaires dont la réalisation peut être mesurée. Dans cet article et l’article à venir, nous nous demandons comment la décence comme vertu peut être constitutive de la signification d’un travail décent.

1.

Le travail décent

Que recouvre la notion de travail décent ? La réponse immédiate est qu’il correspond à un objectif qui, pour être atteint, suppose de satisfaire certaines conditions. L’Organisation Internationale du Travail, qui a lancé en 1999 une initiative pour un travail décent (1), en a formulé quatre, qualifiées de « piliers » ou « objectifs stratégiques » :

– « l’emploi – la principale voie pour s’affranchir de la pauvreté grâce au travail et au revenu ;

– les droits – sans droits, les gens n’auront pas les capacités pour échapper à la pauvreté ;

– la protection sociale – elle préserve le revenu et la santé ;

– le dialogue – la participation des organisations d’employeurs et de travailleurs dans l’élaboration de la politique gouvernementale pour l’élimination de la pauvreté garantit que cette politique est appropriée et durable. » (2)

Dans un article consacré au concept de travail décent, Jean-Philippe Deranty et Craig MacMillan rappellent sa genèse ainsi que ses principes fondateurs parmi lesquels figurent l’impératif de justice sociale, condition de la paix universelle, et l’affirmation que « le travail n’est pas une marchandise » (3). Le travail est ici conçu comme une activité féconde, susceptible de permettre aux êtres humains non seulement de vivre bien sur le plan matériel et psychologique, mais aussi de réaliser leurs aspirations.

Deranty et MacMillan discutent surtout du concept du travail. Ils proposent d’enrichir l’idée de « travail décent » en s’inspirant des thèses de Christophe Dejours en matière de psychodynamique du travail. Ils s’attachent en particulier à montrer comment l’approche de Dejours permet de l’analyser à différents niveaux : celui de l’individu, celui de la coopération et celui de la dimension politique du travail. Dejours souligne, selon les termes de Deranty et MacMillan, le « pouvoir civilisateur » d’un travail décent, « qui peut être aussi un instrument de la vie démocratique et du respect pour autrui ». Cependant, le concept moral de décence, qu’il soit envisagé comme une valeur ou comme une vertu, n’y est pas traité spécifiquement. Nous l’abordons dans la section qui suit.

2.

Valeur et vertu

L’expression « travail décent » semble dénoter une valeur, non une vertu. Faire un travail décent signifie faire un travail qui respecte ou réalise la valeur de décence.  L’usage montre d’ailleurs que l’on se réfère souvent à elle comme à un bien estimable, par exemple dans les expressions « manquer à la décence », « rappeler quelqu’un à la décence », « conforme à la décence », toutes trois tirées du dictionnaire de l’Académie française.

Dans la mesure où la définition pratique d’un travail décent recourt à des critères, réaliser la valeur de décence suppose de les vérifier. La définition du mot de langue anglaise decencies recouvre cette idée (la forme au pluriel est déjà le signe d’une liste de critères) : « conditions ou services jugés essentiels pour garantir un niveau de vie correct » selon le dictionnaire Merriam-Webster ou « conditions ou services permettant de mener une vie décente ou confortable » selon Dictionary.com. On notera que cette dernière définition rappelle que « décent » n’est pas synonyme de « confortable », la décence renvoyant à l’idée d’un minimum permettant de vivre bien sur le plan matériel et psychologique.

Cependant, ce genre de définition, qui met l’accent sur la conformité à des normes sociales – sur « l’acceptabilité selon les normes sociales », comme l’écrit le Dictionnaire historique de la langue française Le Robert, le « respect des normes morales et des convenances, notamment en matière sexuelle, dans la tenue, les actes et les paroles », selon le CNRTL – s’éloigne de ce que recouvre la décence considérée comme une qualité du caractère, en l’occurrence une vertu. Le dictionnaire du CNRTL la caractérise en ce sens comme une « réserve et mesure dans le comportement », tandis que le dictionnaire de l’Académie française la rapproche de la pudeur : « bienséance dans le domaine des mœurs ; pudeur ».

Il paraît naturel que ce second sens ne soit pas évoqué en premier lieu dans l’expression « travail décent ». La vertu de décence ne lui est pas directement applicable puisque, en tant que vertu, elle ne peut être attribuée qu’à une personne, voire à un collectif de personnes.

On peut bien sûr considérer que, l’offre de travail émanant en dernier ressort de personnes en chair et en os, celles-ci devraient non seulement respecter les critères formels du travail décent, mais aussi exercer la vertu de décence. Cependant, être une personne décente n’est ni une condition nécessaire ni une condition suffisante au respect des critères d’un travail décent. Ceux-ci pourraient être satisfaits par contrainte ou par souci de sa réputation. Un observateur impartial rencontrerait peut-être des difficultés à distinguer entre les deux origines motivationnelles d’un travail décent – l’une vertueuse, correspondant à la vertu de décence, l’autre égoïste.

3.

Conclusion provisoire

On peut certes assimiler la décence comme vertu à la disposition à se conformer aux normes sociales, ce qui permet de le rapprocher de son sens en tant que valeur. Mais, dans cette hypothèse, est-elle une vertu en tant que telle, disposant de son domaine d’application propre, ou renvoie-t-elle à un ensemble de vertus comprenant par exemple le tact, la politesse, la bienséance et d’autres vertus visant au respect des normes sociales ? Et comment prendre en compte le fait qu’elle soit relative à un contexte culturel donné ? Enfin, le relativisme de la décence n’est-il pas contradictoire avec le fait qu’elle soit rapportée à la valeur de dignité (le mot a la même origine étymologique que la décence), dont la portée est universelle ?

Nous aborderons ces questions dans le prochain article.

Alain Anquetil

(1) Devenue « Agenda du travail décent ». Cf. le rapport du directeur général de l’OIT, « Le travail décent : défis stratégiques à venir », 2008. L’initiative pour un travail décent a été formulée dans le rapport du directeur général de l’OIT, « Un travail décent », 1999.

(2) « Travail décent et objectifs du millénaire pour le développement », OIT, 2005. Voir aussi cette autre définition proposée par l’OIT : « Le travail décent résume les aspirations des êtres humains au travail. Il regroupe l’accès à un travail productif et convenablement rémunéré, la sécurité sur le lieu de travail et la protection sociale pour les familles, de meilleures perspectives de développement personnel et d’insertion sociale, la liberté pour les individus d’exprimer leurs revendications, de s’organiser et de participer aux décisions qui affectent leur vie, et l’égalité des chances et de traitement pour tous, hommes et femmes. »

(3) J.-P. Deranty et C. MacMillan, « The ILO’s décent work initiative: Suggestions for an extension of the notion of ´decent work’ », Journal of Social Philosophy, 43(4), 2012, p. 386-405. On pourra également consulter cet article paru en 2017 dans le Journal of Business Ethics : M. Alzola, « Decent work: The moral statuts of labor in human ressource management », publié en ligne le 24 juin 2017. Cependant, il aborde de façon peu substantielle le concept de travail décent et ne peut constituer une référence en la matière.

[cite]

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