Selon une mesure légale en cours d’examen aux Etats-Unis, les lanceurs d’alerte professionnelle ou éthique (les « whistle-blowers ») pourraient obtenir une récompense financière au titre de leur acte. Cette motivation, fondée sur l’intérêt personnel, soulève diverses questions morales. L’une, en particulier, vient des conséquences de sa « sensibilité à la récompense ».

Dans sa Newsletter du 17 novembre, le site « Ethique et Organisations – Consultant » soulève la question de la rémunération des whistle-blowers – les lanceurs d’alerte éthique ou professionnelle (1). En effet, précise le blog, « la Loi Dodd-Frank relative à la réforme du système financier américain a prévu que les whislte-blowers qui communiqueraient des informations relatives à des infractions aux régulateurs financiers pourraient recevoir une récompense qui peut se situer entre 10 et 30% des pénalités imposées aux contrevenants » (2).

L’une des motivations de cette mesure relève de l’efficacité. Il s’agit d’un dispositif permettant de contribuer à la préservation de l’intégrité du marché.

Le débat s’est concentré sur l’hypothèse qu’un tel dispositif pourrait « saper le gouvernement d’entreprise » (3). En effet, un salarié pourrait être tenté, face à une situation où l’alerte éthique est une sérieuse option de choix, de court-circuiter le dispositif prévu par son entreprise. D’un autre côté, la rémunération du lanceur d’alerte peut être un moyen de briser la loi du silence qui existe de façon notable dans certains secteurs d’activité. Un autre argument favorable est d’affaiblir une raison qui amène le salarié à préférer ne pas alerter : la satisfaction qu’il tire d’une bonne rémunération (4).

D’un point de vue moral, la question peut être abordée sous différents angles. Elle peut être envisagée au niveau de l’éthique normative, ce domaine de la philosophie morale qui s’intéresse à la rectitude morale de l’action et répond à la question « Que dois-je faire ? ». A première vue, les trois théories morales le plus souvent invoquées en éthique des affaires convergeraient vers le choix de l’alerte éthique (dans une situation où elle serait une option sérieuse tout bien considéré), mais divergeraient sur le rôle assigné à la rémunération de cette alerte.

Ainsi le déontologisme, inspiré de la philosophie kantienne, considèrerait qu’une alerte éthique motivée, même partiellement, par une telle rémunération ne serait pas une action morale.

L’utilitarisme, selon lequel l’acte moralement juste est celui qui produit les meilleures conséquences, ne tiendrait pas cette position. Il prendrait en compte l’importance de réaliser ce bien social qu’est l’intégrité du marché, ainsi que le fait que la rémunération serait versée par une autorité publique.

L’éthique de la vertu inviterait le salarié à se demander ce que ferait une personne vertueuse dans le cas particulier. Une personne vertueuse percevrait les faits et les valeurs en cause dans la situation et adopterait l’attitude juste par rapport à ces faits et ces valeurs.

On pourrait aussi mener une analyse de la récompense octroyée aux lanceurs d’alerte en invoquant la célèbre distinction de Max Weber relative aux deux maximes susceptibles d’orienter une action morale : l’éthique de la conviction et l’éthique de la responsabilité. Dans la mesure où le tenant d’une éthique de la conviction s’attache précisément à agir par « pure conviction », il est peu probable qu’il serait « sensible aux récompenses » – cela ne signifie pas qu’un tenant de l’éthique de la responsabilité ne lancerait pas une alerte (5).

Mais récompenser les lanceurs d’alerte soulève une question plus féconde peut-être que celles qui relèvent de l’éthique normative : à quoi s’oppose la récompense ? Qu’est-elle censée en quelque sorte contrebalancer ou affaiblir ? Sans doute, pour résumer, la faiblesse de la volonté de la personne concernée (au sens ordinaire de faiblesse de caractère ou de manque de courage moral). Mais cette supposée faiblesse est imputable à d’autres raisons ou causes : pression du contexte, désir d’appartenance au groupe, peur des conséquences, calcul fondé sur l’intérêt personnel, etc. La récompense de l’alerte éthique semble permettre de déclencher l’option morale (l’alerte professionnelle), qui est alors motivée par la recherche de l’intérêt personnel. On a vu ce que cela signifiait du point de vue du déontologisme ou de l’éthique de la conviction.

Aristote affirmait « qu’il est sinon impossible, du moins fort difficile d’extirper par un raisonnement les habitudes invétérées de longue date dans le caractère » (Ethique à Nicomaque, X, 10, 1179b15). Il signalait ainsi que pour permettre aux personnes de « devenir des hommes de bien », la « peur des châtiments » pouvait, par exemple, servir provisoirement de moyen. La récompense de l’alerte éthique fait partie de ces moyens qui n’ont pas la valeur d’une action authentiquement vertueuse.

Ici se situe l’un des problèmes moraux importants posés par ce cas : récompenser les lanceurs d’alerte peut affaiblir le sens de l’action morale – de l’action vertueuse ou faite par pur devoir, selon la perspective choisie. Car il la rend commensurable avec une action réalisée par pur intérêt, plus précisément avec une action « sensible à la récompense ».

Dans un ouvrage publié en 1999, Jon Elster distinguait trois types de choix : l’« action sans choix », qui est « insensible à des modifications de la structure de gains » ; l’action basée sur « un choix minimal », c’est-à-dire « une action délibérée qui peut être modifiée par des changements dans la structure de gains » ; l’action fondée sur un « choix rationnel », « une action délibérée qui se trouve dans une sorte de relation juste avec les ensembles de désirs, de croyances, et d’informations de l’agent » (6).

Supposons qu’une personne ait le choix entre deux options. Une « action minimale » se caractérise par le fait qu’à partir d’un seuil de gain donné l’agent change d’option. Par exemple, à partir d’un certain niveau de récompense, il choisit l’alerte éthique, alors qu’en deçà il préfère ne rien faire. Si l’alerte professionnelle « rémunérée » peut être décrite de façon aussi « minimale », on comprend qu’elle suscite à première vue un jugement moral défavorable.

Alain Anquetil

(1) « Une « alerte professionnelle » (ou « whistleblowing ») est un dispositif mis à la disposition des salariés. Il peut s’agir par exemple un numéro de téléphone « ligne éthique » ou une adresse électronique particulière. Ce dispositif leur permet de signaler des problèmes pouvant sérieusement affecter l’activité d’une entreprise ou engager gravement sa responsabilité. » Source : CNIL

(2) Source : le blog Ethique des Organisations – Consultant

(3) Selon les propos d’un ancien président de la S.E.C. (Securities and Exchange Commission) rapportés par le New York Times dans l’article « For Whistle-Blowers, Expanded Incentives », 14 novembre 2010.

(4) Cf. l’article du New York Times.

(5) M. Weber,Politik als Beruf, 1919. Trad. C. Colliot-Thélène, Le savant et le politique,  Paris, La Découverte, 2003.

(6) J. Elster, Strong feelings : Emotion, addiction, and human behavior. Cambridge : The MIT Press, 1999.

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