Suite de l’analyse morale du choix tragique de Sarah Lund, l’héroïne de la série danoise Forbrydelsen (The Killing), de tuer un criminel, Niels Reinhardt. Dans l’article précédent, son choix a été examiné succinctement à la lumière du déontologisme kantien. Mais, compte-tenu des circonstances dans lesquelles se trouvait plongée Sarah Lund, deux autres perspectives peuvent être retenues. La première a trait au caractère monstrueux du criminel et au dégoût qu’il a pu susciter chez Lund. La seconde, qui semble lui être liée, concerne le rôle respectif des émotions de dégoût et de colère sur la production du jugement moral – deux émotions qui ont fait l’objet d’un travail récent en psychologie morale.

1.

Les circonstances de la scène entre Lund et Reinhardt suggèrent d’interpréter l’acte meurtrier de Sarah Lund comme une réaction envers le « monstrueux ». Car le criminel, Reinhardt, semble intuitivement posséder les qualités d’un « monstre moral ». Si le Dictionnaire historique de la langue française Le Robert indique que le mot « monstrueux » a été substantivé à l’époque romantique – celle « de la remise en honneur d’une esthétique du chaos (Hugo), puis du bizarre (Beaudelaire) » – pour prendre un sens moins proche de sa racine « monstre », il conserve le sens moral de l’adjectif, qui qualifie « une action contraire aux lois de la nature ou à la volonté divine ». Selon cette acception, le monstre est une « personne qui suscite la crainte par sa cruauté, sa perversion » (1). Tout être moral entrant en contact avec le monstrueux ressent du dégoût, d’autant plus quand le monstre se cache derrière le masque d’une honorable position sociale (dans le cas de The Killing, Reinhardt, président d’une fondation à but humanitaire, profite de sa position à des fins criminelles). La réplique du personnage de La Belle à la Bête, dans le film de Jean Cocteau, illustre bien la capacité de certains monstres humains, sinon de beaucoup d’entre eux, à revêtir les atours de l’ordinaire :

La Bête – Mon cœur est bon, mais je suis un monstre. Belle – Il y a bien des hommes qui sont plus monstrueux que vous et qui le cachent.

On pourrait bien sûr rétorquer que le monstrueux, qu’il soit causé par l’apparence physique ou l’immoralité du caractère, n’a d’existence que dans les mythes ou dans la littérature. Mais c’est inexact. Margrit Shildrick l’explique dans un ouvrage consacré à la catégorie du monstrueux, à sa place dans la culture occidentale, à sa relation à la normalité et à ses effets sociaux (2). Voici ce qu’elle écrit à propos de la manière dont fut traité le contact des citoyens « normaux » avec les « monstres » (compris en un sens physique) aux États-Unis :

« La répulsion vis-à-vis des corps présentant des difformités est si puissante que certains arrêtés municipaux, qui ont été en vigueur aux États-Unis au cours des 19ème et 20ème siècles, ont réellement interdit à ceux souffrant d’infirmités visibles de se montrer dans certains lieux publics. À Chicago, par exemple, une disposition du code municipal de 1966 (abrogé en 1974) énonce que « nulle personne malade, mutilée ou présentant une difformité, quelle qu’elle soit, conduisant à la rendre disgracieuse ou repoussante ou à lui conférer une apparence inconvenante, n’est autorisée à se rendre dans les lieux publics de la ville où elle s’exposerait ainsi à la vue du public, sous peine d’une amende comprise entre un dollar et 50 dollars au titre de chaque infraction. » » (3)

Shildrick donne un autre exemple de l’effet social des apparences « monstrueuses » dans les lieux publics : celui de la conférence américaine sur le trafic aérien de 1962, dont le compte-rendu affirmait que les compagnies membres « ne devaient pas accepter des passagers présentant « des difformités répugnantes ou d’autres caractéristiques déplaisantes d’une nature si inhabituelle qu’elles conduiraient à choquer les autres passagers » » (4). Revenons au cas de Sarah Lund. Le criminel qu’elle côtoie dans l’une des scènes finales, Niels Reinhardt, avait jusque-là manifesté tous les traits de l’honorabilité. Ce n’est qu’à la toute fin qu’il révèle sa nature « monstrueuse » : « Merci de ces mises en garde », répond-il à Lund, « j’ai beaucoup appris grâce à vous. Soyez certaine qu’à l’avenir, j’en ferai bon usage… » – c’est-à-dire qu’il utilisera les conseils de la policière pour commettre de nouveaux crimes.

2.

Ces propos « monstrueux » (d’autres adjectifs pourraient leur être appliqués) bouleversent Lund. Sur son visage se lit une émotion (ou un ensemble d’émotions) qui, à première vue, pourrait être le dégoût (ou que le dégoût, semble-t-il, pourrait résumer). (Sur les définitions du dégoût, on pourra se référer à la thèse d’Audrey Abitan soutenue en 2012 : Déterminants et conséquences du dégoût physique et moral : du jugement stéréotypé à la déshumanisation) L’une des explications de l’acte de Sarah Lund – le meurtre de Reinhardt – pourrait résider dans ce dégoût devant le monstrueux. Au-delà de la capacité d’une émotion à déclencher une action, il y a à cela une raison contextuelle. Elle est liée à la profession de Lund, qui est enquêtrice au sein de la police danoise. Par conséquent, elle connaît bien le code pénal de son pays. Or, il est fort possible qu’à l’instar de la loi et du droit américain, le dégoût y tienne une place importante au titre de certains types d’infractions. C’est d’ailleurs par ce fait que Martha Nussbaum commence son ouvrage de 2004 sur le rôle de la honte et du dégoût dans la loi américaine (5). Elle note ainsi, distinguant le dégoût éprouvé par un observateur et celui éprouvé par un criminel avant de commettre son crime, qu’« il paraît logique de défendre l’idée que la loi devrait protéger les citoyens de ce qui est susceptible de provoquer du dégoût, mais [qu’]il est aussi logique qu’une émotion irrésistible de dégoût (overwhelming disgust) [celle qui est éprouvée par le criminel] puisse constituer une circonstance atténuante dans le cas d’un acte violent » (6). En bref, le supposé dégoût éprouvé par Sarah Lund pourrait avoir été aisément activable du fait de sa présence dans la loi pénale danoise (si, du moins, tel est le cas), en plus de la possibilité qu’il ait constitué un antécédent essentiel, sinon suffisant, de son action.

3.

Les effets du dégoût sur le jugement moral ont été étudiés dans le champ de la psychologie morale contemporaine. Un article récent d’Angelika Seidel et Jesse Prinz s’attache à distinguer le domaine moral propre au dégoût de celui qui relève de la colère (7). Le dégoût provient de violations morales relatives à la pureté, dont « la bestialité, l’inceste, et le cannibalisme », précisent Seidel et Prinz, et non de violations de droits ou de faits d’injustice (8). C’est la colère, et non le dégoût, qui est activée dans les situations de cruauté et de violences physiques – comme celle que Reinhardt a créée par ses crimes. Seidel et Prinz observent que les deux domaines sont parfois confondus. Pour l’illustrer, ils passent en revue différentes expériences avant d’estimer qu’elles ne distinguent pas de façon appropriée les deux émotions. Ils remarquent ainsi que « les gens ayant un caractère moralement déficient [y] sont parfois décrits comme des monstres moraux ou comme des personnes souffrant de difformités morales ». Mais « un tel langage suggère qu’un caractère immoral est catégorisé dans le domaine de la pureté : il est conçu comme non-naturel ». Revenons au cas de Sarah Lund à la lumière de la distinction proposée par Seidel et Prinz. On peut émettre l’hypothèse suivante : (i) après avoir entendu les propos « monstrueux » de Reinhardt, Lund a éprouvé du dégoût ; (ii) après (une brève) délibération, notamment suscitée par les phrases « J’ai beaucoup appris grâce à vous. Soyez certaine qu’à l’avenir, j’en ferai bon usage », Lund ressent de la colère. Pour le dire autrement, le dégoût a été la première émotion éprouvée par l’enquêtrice, mais il est demeuré passif au sens où il n’a pas joué de rôle dans le déclenchement de son action. La colère est venue après, en partie alimentée par le dégoût, et c’est elle, et non le dégoût, qui a constitué l’un des ingrédients essentiels de son acte. Alain Anquetil (1) Source : CNRTL. (2) M. Shildrick, Embodying monsters: Encounters with the vulnerable self, Londres, Sage, 2002. (3) « No person who is diseased, maimed, mutilated or in any way deformed so as to be an unsightly or disgusting object or improper person to be allowed in or on the public ways other public places in this city, (or) shall therein or thereon expose himself to public view, under a penalty of not less than one dollar nor more than fifty dollars for each offense. (1966 Chicago, Ill., Municipal Code, 36–34 [repealed 1974])” » (4) « …the Air Traffic Conference decreeing that member companies should not carry persons with ‘gross disfigurement, or other unpleasant characteristics so unusual as to offend fellow passengers’ (1962 Air Traffic Conference of America). » (5) M.C. Nussbaum, Hiding from humanity: Disgust, shame, and the law, Princeton University Press, 2004. (6) Cf. sur ce point l’article « Rebecca Wight » de Wikipedia – un cas cité par Nussbaum. (7) A. Seidel et J. Prinz, « Sound morality: Irritating and icky noises amplify judgments in divergent moral domains », Cognition, 127, 2013, p. 1-5. (8) Dans sa thèse, Audrey Abitan note que « le dégoût semble être davantage associé aux transgressions morales liées à une forme de pollution ou de contamination qui menacent la pureté du corps et de l’âme (ex. pratiques alimentaires et sexuelles « impropres ») qu’aux situations mettant en jeu une injustice (ex. ne pas retourner un livre emprunté à la bibliothèque ce qui empêche un autre étudiant de réviser pour les examens) ou qu’aux situations blessantes/nuisibles à autrui (ex. refuser de rendre ses notes de cours à un camarade). »

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