L’Assemblée Nationale a adopté début juin 2015 le projet sur le dialogue social. Il inclut un amendement selon lequel « les pathologies psychiques [spécialement le burn-out] peuvent être reconnues comme maladies d’origine professionnelle » (cet amendement a été supprimé par la Commission des affaires sociales du Sénat, où le texte est à l’heure actuelle en discussion). Au moment même où le débat avait lieu à l’Assemblée Nationale, France Culture diffusait le 29 mai 2015 dans Les pieds sur terre une émission relative aux drames qui touchèrent des salariés de Renault en 2006 et 2007. Diffusée à l’origine en mars 2010, elle s’intitule : « Retour sur … La bataille de Tatiana et Sylvie ». Leurs maris, qui travaillaient au « technocentre » de Renault, à Guyancourt dans les Yvelines, se sont suicidés. Ces drames ont suscité (et suscitent toujours) différents types de questions, en particulier : pressions et manque de soutien de la hiérarchie, absence de droit à l’erreur pour les salariés, sens et limites de leur engagement, causes et symptômes du burn-out en général, critères de reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur. Dans cet article, je m’intéresserai à un commentaire de l’une des deux femmes interviewées dans Les pieds sur terre et discuterai de la question du devoir moral de compassion qui incombe à un collectif, en l’occurrence une entreprise, à l’égard de l’un de ses membres ou de l’un de ses proches.

Voici l’extrait du témoignage de Tatiana sur lequel je fonderai la discussion. Il porte sur le moment qui suivit le suicide de son mari :

« D’abord j’ai espéré que Renault allait me contacter. Jamais ils ne m’ont contactée. Jamais. Ni condoléances, ni rien, comme si rien ne s’était passé. » (1)

Dans un article du Nouvel Observateur paru le 22 mars 2007, « Les oubliés de Guyancourt », Sophie des Deserts notait à propos d’un autre salarié de l’entreprise ayant mis fin à ses jours :

« C’est le commissariat de Guyancourt qui a prévenu son épouse. Personne, chez Renault, n’a osé lui téléphoner, ni même donner aux policiers ses coordonnées. La jeune veuve n’a, pour seule interlocutrice, que l’assistante sociale du Technocentre. (…) La veuve apprend que Renault refuse de reconnaître le suicide de son mari comme un accident du travail. « La pire des humiliations », souffle la jeune femme. « Dans ce genre de drame, les causes sont extrêmement complexes, plaide aujourd’hui le DRH du Technocentre. On laisse l’appréciation à la Caisse d’Assurance Maladie, même si on partage la douleur des familles. »» (2)

Dans mon article du 17 décembre 2011, « Manquer l’occasion de s’expliquer et de faire des excuses », j’avais abordé un sujet d’apparence similaire. Il portait sur une entorse aux règles de déontologie de la publicité. J’avais en particulier cité ce propos de deux chercheurs, Rebecca Thomas et Murray Millar : « Ne pas s’excuser peut être perçu comme une provocation supplémentaire. (…) En outre, au-delà de la fonction que les excuses remplissent en matière d’interactions sociales, on attend de celui qui a violé une norme qu’il présente des excuses. » (3) Cependant, le problème moral posé par Tatiana dans l’extrait reproduit ci-dessus n’est pas celui de l’excuse, mais celui de la compassion, le « sentiment qui incline à partager les maux et les souffrances d’autrui », selon le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales.

Dans un article relatif à la psychologie morale de la vie des affaires, Robert Solomon (souvent cité dans ce blog) affirmait ceci à propos du souci d’autrui (caring) et de la compassion :

« Il va sans dire que se soucier d’autrui est une attitude morale. Mais cette appréciation n’en dit pas beaucoup sur la portée que devrait avoir le « souci de l’autre », ni sur la question de savoir s’il devrait donner lieu à une action. (…) De même, si éprouver de la compassion pour ceux qui sont dans la détresse est une exigence minimale pour être une bonne personne, on ne trouve pas beaucoup de choses sur ce que l’on devrait accomplir quand on éprouve de la compassion. » (4)

Dans son analyse de la compassion, Solomon note qu’elle est une condition de la justice, à cause de la « compréhension mutuelle » que celle-ci suppose afin d’être exercée avec rectitude. En outre, la compassion peut être éprouvée à l’égard de personnes étrangères. Elle n’est pas réservée aux connaissances ou aux amis. Aussi un manager, membre d’une organisation impersonnelle, peut-il et doit-il faire preuve de compassion, car l’impersonnalité de son rôle n’est pas pour lui une raison suffisante de retenir l’expression de ce sentiment. C’est pourquoi Solomon souligne qu’un manager décent doit faire preuve de compassion :

« En dépit de la froide rhétorique qui est associée au management efficace (tough management), la compassion semble être une exigence minimale que doit satisfaire un manager décent. »

Enfin, parce qu’elle est orientée vers autrui et non vers soi, la compassion possède en elle-même une valeur morale. Elle est désintéressée, non instrumentale, et cela se manifeste par le fait que nous pouvons manifester de la compassion « en dépit de notre humeur ou de notre inclination ». En tant que bénéficiaires de la compassion qu’éprouve autrui à notre égard, nous sommes sensibles à la valeur morale de ce sentiment, dont nous sommes capables de percevoir l’authenticité.

On comprend qu’à propos de la triste affaire d’où est partie notre discussion, les mots terribles prononcés par Tatiana aient le caractère d’un jugement moral de désapprobation. Ils déplorent l’absence de la haute valeur morale qui est associée à l’idée de compassion. Dans le cadre des organisations humaines, le « partage », par l’entreprise, de « la douleur des familles » ne peut se situer uniquement au niveau des sentiments intérieurs de quelques-uns (ou de beaucoup) de ses membres. Il doit être exprimé, et au moment propice, auprès de ceux qui en sont l’objet. Le moment propice est celui où la personne en détresse attend l’expression de ce sentiment ou, de façon moins circulaire, celui qui se situe avant que des raisons non compassionnelles (liées à des impératifs de relations publiques) ne motivent l’émission de signes extérieurs qui lui ressemblent. Et si la compassion est conceptuellement associée à l’exercice serein de la justice, on comprend aussi qu’une revendication de justice puisse être exacerbée par un défaut d’expression de ce sentiment si essentiel à l’humanité.

Alain Anquetil

(1) ) Il est naturellement problématique de sortir ces phrases de leur contexte, mais leur sens ne serait pas substantiellement différent si l’on prenait connaissance des propos tenus avant et après cet extrait. Bien sûr, on pourra se référer au site de l’émission.

(2) S. des Deserts, « Les oubliés de Guyancourt », Le Nouvel Observateur, 2211, 2007.

(3) R.L. Thomas et M.G. Millar, « The impact of failing to give an apology and the need-for-cognition on anger », Current Psychology, 27(2), 2008, p. 126-134.

(4) R.C Solomon, « The moral psychology of business: Care and compassion in the corporation », Business Ethics Quarterly, 8(3), 1998, p. 515-533.

 

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