Alain ANQUETIL
Philosopher specialising in Business Ethics - ESSCA

L’article précédent se référait à une conception du lanceur d’alerte comme « acteur politique dans un monde apolitique ». Selon cette conception, due à C. Fred Alford, le lanceur d’alerte viole une « frontière », ce qui signifie bien plus que le non-respect d’un devoir de loyauté envers l’entreprise dont il fait partie. Cependant un autre philosophe, Ronald Duska, a défendu la thèse selon laquelle ce personnage n’a aucun devoir de loyauté envers son entreprise. Son argument, simple mais plutôt radical et coûteux, mérite d’être exposé.

Le devoir de loyauté des employés tel que le conçoit Alford doit être compris à la lumière de ce qu’il nomme la « paranoïa organisationnelle » (cf. l’article précédent : « La transgression du lanceur d’alerte »). Il s’inscrit dans un « régime de discipline » qui incite à considérer que le lanceur d’alerte est un patient au sens médical du terme. Mais il est possible de traiter de la question du devoir de loyauté du whistleblower sans considérer cet arrière-plan disciplinaire.

C’est ce qu’a proposé Ronald Duska dans un texte publié en 1988 (1). Son propos est de réfuter l’idée qu’un employé, membre d’une entreprise, puisse être soumis à un devoir de loyauté. La raison en est simple et même catégorique : une entreprise n’est pas le genre d’entité envers laquelle l’un de ses membres doit faire preuve de loyauté. Comme le souligne John Corvino dans un article consacré au texte de Duska, être loyal envers une entreprise équivaut à une « sorte d’erreur de catégorie », du même type que celle qui consisterait à appliquer le concept de fierté à un objet insolite, par exemple le ciel (2). En conséquence, un lanceur d’alerte ayant la qualité d’employé n’est pas soumis à un quelconque devoir de loyauté envers son entreprise.

La première étape de l’argument de Duska consiste à souligner que, dans les discours des praticiens aussi bien que des académiques, l’alerte professionnelle, et le personnage du lanceur d’alerte, sont associés de façon définitoire au concept de loyauté. Parmi les praticiens des affaires, Duska cite le propos de James Roche, l’ancien président de General Motors – un propos fameux sur le caractère déloyal de l’alerte éthique, qu’Alford citait également : « Certains critiques s’emploient aujourd’hui à saper un autre pilier de la libre entreprise : la loyauté d’une équipe managériale, avec ses valeurs unificatrices et le travail coopératif qui la caractérisent. Certain ennemis de l’entreprise encouragent désormais les employés à être déloyaux à l’égard de leur entreprise. Ils veulent créer de la suspicion et favoriser la discorde, et ils mettent leur nez dans les intérêts de ceux qui sont les propriétaires des entreprises. Quelle que soit la façon dont on décrit de tels agissements – espionnage industriel, alerte professionnelle ou responsabilité professionnelle –, il s’agit d’une tactique de plus visant à encourager la désunion et à susciter le conflit. »

La seconde étape de l’argument de Duska est de montrer que « les entreprises ne sont pas le genre d’entité susceptible d’être objet de loyauté » (307-c1h). Mais quels sont les objets de la loyauté ? Une réponse, que Duska qualifie de « modérée », est que la loyauté concerne exclusivement des relations entre des personnes en chair et en os. En ce sens, elle semble aller de soi. La réponse modérée est en quelque sorte étendue si, outre cette position conforme à l’intuition, on défend une conception atomiste des groupes humains – c’est-à-dire si l’on considère qu’un groupe humain est une « fiction de l’esprit » à laquelle on se réfère dans le langage ordinaire pour des raisons pratiques. Dire que l’on est loyal envers un groupe devient une façon commode de dire que l’on est loyal envers certains membres ou tous les membres de ce groupe.

Cependant, Duska admet que certains groupes peuvent être des objets de loyauté en tant que groupes en vertu des liens qui unissent leurs membres. C’est le cas typique d’une famille, dont les liens entre les membres sont si forts qu’ils peuvent entrainer le sacrifice d’un individu sans contrepartie. C’est d’ailleurs ainsi que Duska définit la loyauté : elle « dépend de liens qui exigent le sacrifice de soi sans attendre de récompenses ».

La troisième étape de son argument consiste à montrer que les liens qui se tissent au sein d’une entreprise ne sont pas du type de ceux qui ont cours au sein de la famille. Ce ne sont pas des liens qui caractérisent la loyauté. A l’appui de cette affirmation, Duska souligne qu’une entreprise est un pur « instrument » qui a pour but la production de biens et services et la réalisation d’un profit. Ainsi, si des gens « se regroupent dans une entreprise, ce n’est pas en vue de leur épanouissement ou pour rechercher un soutien mutuel, mais seulement dans le cadre de la division du travail et dans le but de réaliser un profit ».

Qu’en est-il, dans ce contexte, des propos enthousiastes de nombreuses firmes qui insistent auprès de leurs employés sur leur « appartenance à une grande famille » (308c2-2), ou sur l’« esprit d’équipe » ? Ce sont, selon le point de vue de Duska, des considérations trompeuses quant aux obligations de loyauté qui incombent aux employés. Car, encore une fois, « la loyauté dépend de liens qui exigent le sacrifice de soi sans attendre de récompenses ». Or, ajoute Duska, « l’entreprise fonctionne sur la base de l’intérêt bien compris. Si je m’investis dans une entreprise, ce n’est pas parce qu’elle est pour moi l’équivalent d’un parent. Elle n’est pas un parent. »

Et le contexte compétitif, auquel Alford se référait lorsqu’il parlait de « paranoïa organisationnelle », n’y change rien. Duska fait d’ailleurs ici une remarque importante, qui constitue peut-être le point le plus remarquable de son article. Il affirme que le concept de loyauté s’applique dans un contexte sportif parce que la compétition qui y règne, et la victoire qui est visée par les compétiteurs, sont des « conventions sociales » : « Le but de la plupart des sports est la victoire. Mais gagner, dans un sport, est une convention sociale. Être victorieux est une distraction inoffensive et moralement neutre. »

Pourquoi la compétition au sein du monde économique se serait-elle pas, elle aussi, une convention sociale ? En raison des effets négatifs potentiels et réels de cette compétition. Ils n’ont rien à voir avec les effets négatifs qui surviennent dans le sport, les perdants acceptant de perdre dès lors qu’ils participent au jeu. Dans le monde économique, la compétition affecte la société dans son ensemble. A l’inverse du sport, elle ne s’inscrit pas dans un contexte. Un point qui mérite examen et sur lequel je reviendrai dans le prochain billet, où la perspective de Corvino sur la loyauté sera présentée.

Alain Anquetil


(1) R. Duska, « Whistleblowing and employee loyalty », in T. L. Beauchamp et N. E. Bowie (éd.), Ethical Theory and Business, 3ème éd., Englewood Cliffs, Prentice Hall, 1988, p. 335-339.

(2) J. Corvino, « Loyalty in business? », Journal of Business Ethics, 41(1/2), p. 179-185.


Image à la une : Jacques-Louis David, Le Serment des Horaces - Domaine Public - via Wikipedia

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