L’argument de Tsahuridu et Vandekerckhove (2008)i, que j’ai présenté dans le précédent billet, peut être résumé ainsi : derrière la promotion de l’autonomie visée par certains dispositifs d’alerte professionnelle (whistle-blowing) se cache, pour le salarié, la nécessité de respecter des obligations morales imposées de l’extérieur par la société, ce qui est contradictoire avec la recherche d’autonomie. A relire les huit étapes de l’argument, on constate que les (5) et (6) ne sont sans doute pas utiles pour parvenir à cette conclusion. Or, ce sont celles qui se réfèrent au « personnage » du lanceur d’alerte. C’est précisément pour cette raison que je m’intéresse à lui dans cet article.

L’usage que font les auteurs du concept de personnage a une origine argumentative et rhétorique. Argumentative, parce qu’il revient à « institutionnaliser l’individu », à le faire jouer le rôle d’une entité collective (en l’occurrence l’entreprise), ce qui correspond à la thèse qu’ils défendent. Rhétorique, parce que l’usage du concept de personnage renvoie à deux sens du mot : un sens non métaphorique (« rôle que l’on joue dans la société, dans le monde, dans la vie ») et un sens métaphorique (« personne fictive, homme ou femme, mise en action dans un ouvrage dramatique »).

Malgré cette double fonction, l’attribution du statut de personnage au lanceur d’alerte est problématique. Ce n’est pas seulement en raison de sa probable inutilité pour défendre l’argument de Tsahuridu et Vandekerckhove. Plutôt parce que le concept de personnage est trop complexe et trop riche pour être invoqué sans précautions et sans désir de profiter de la richesse de son contenu.

Puisque Tsahuridu et Vandekerckhove se réfèrent sans réserves à MacIntyreii, il suffit de se rapporter à sa conception. Deux points peuvent être évoqués. D’abord MacIntyre signale les « connotations morales et théâtrales » du personnage. Mais cela ne rend pas compte de sa puissance d’évocation. Celle-ci vient notamment du concept de « drame », auquel le personnage est lié. Par exemple, Amelie Rorty affirme que la personne « se tient derrière ses rôles, les choisit et est jugée sur ses choix et sur son aptitude à mettre en scène ses personae (les masques des personnages) au sein d’une structure globale qui est le déroulement de son drame » iii. Luigi Pirandello dit de son côté à propos des protagonistes de Six personnages en quête d’auteur qu’ils « ont conscience de leur nature de personnages, à savoir du besoin absolu qu’ils ont d’un drame, et qui soit surtout le leur, le seul drame qu’ils puissent s’offrir en image à eux-mêmes » iv. Invoquer le concept de personnage à propos du whistle-blower suppose de définir le « drame » en question. Or il n’est pas du tout certain (je pense plutôt le contraire) que ce « drame » se réduise aux circonstances particulières qui font qu’un employé se demande s’il doit alerter ou non.

Ensuite MacIntyre souligne que, « dans le cas du personnage, rôle et personnalité se fondent d’une façon particulière ; les possibilités d’action sont définies de façon plus limitées » (ce qui fait penser à une restriction de l’autonomie et renvoie à Tsahuridu et Vandekerckhove). Mais si l’on prend au sérieux, d’un point de vue psychologique, l’idée de personnage, alors on doit ajouter différentes considérations. La liste suivante n’est pas limitative : le désir de toute personne de devenir un personnage (par analogie avec le désir d’occuper un rôle social, qui n’est pas exactement la même chose si l’on retient la conception de MacIntyre) ; l’importance du personnage dans le mécanisme de formation de l’identité (occuper un rôle compte pour l’estime de soi, voire la conscience de sa propre existence) ; et le rejet de l’idée qu’il existe un « moi unique » (Pirandello évoque « la multiplication de la personnalité selon les mille possibilités d’être qui se cachent en chacun de nous »). Or ces considérations ont été omises par Tsahuridu et Vandekerckhove. Ceci affaiblit le contenu du concept de personnage dont ils font usage. Ceci affaiblit aussi leur argument, puisqu’il apparaît que le personnage y joue un rôle purement instrumental. Il est bien dommage de réduire ainsi le contenu d’un concept dont la richesse est faite pour rendre compte de la complexité de la personne humaine.

Alain Anquetil

(i) E.E. Tsahuridu, & W. Vandekerckhove, « Organisational Whistleblowing Policies : Making Employees Responsible or Liable ? » Journal of Business Ethics, 82, 2008, p. 107–118.

(ii) A. MacIntyre, After virtue, Notre Dame, Notre Dame University Press, 1984. Trad. L. Bury, Après la vertu, Paris, PUF, 1997.

(iii) A. Montefiore, « Identité morale », dans le Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, M. Canto-Sperber (éd.), PUF, 1996.

(iv) L. Pirandello, Préface à « Six personnages en quête d’auteur », dans Ecrits sur le théâtre et la littérature, Folio, 1990. 

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