« Comment United Airlines a-t-elle pu agir ainsi ? », titrait un article du New York Times du 11 avril 2017. Sans doute connaît-on déjà la scène filmée par les passagers du vol 3411 de la compagnie américaine United Airlines en partance de Chicago. Un médecin âgé de 69 ans avait refusé de quitter l’avion en dépit de la procédure de tirage au sort qui l’avait désigné, avec trois autres passagers, pour libérer la place à un équipage en transit. Si cette procédure a été mise en œuvre, c’est en raison de la surréservation (surbooking) à laquelle, selon une pratique courante, United Airlines avait procédé (en réalité il ne s’agissait pas réellement d’une surréservation). Comme le rapporte Libération, la scène publiée sur Internet montre « un passager sorti manu militari d’un avion de la compagnie aérienne United Airlines par des agents de sécurité. L’homme n’a ni bu ni agressé l’équipage. Il a simplement refusé de céder son siège dans un avion surbooké qui assure la liaison entre Chicago et Louisville » (1).

Au-delà de l’incongruité et de la violence de la scène, il apparaît que ce passager avait des intérêts particuliers ainsi, d’ailleurs, qu’une histoire particulière, qui n’ont été pris en compte ni au moment des faits ni lorsque la compagnie s’est pour la première fois exprimée publiquement. Cependant, les excuses qu’a par la suite répétées United Airlines (elles sont décrites ci-dessous) n’ont pas tari les critiques à son encontre. Ainsi un spécialiste en communication de crise a vu dans sa conduite « un désastre en matière de relations publiques » (3) et l’origine du passager expulsé a été soulignée comme un fait pertinent, la journaliste Clio Chang affirmant que « pour les Américains d’origine asiatique qui ont vu la vidéo, l’origine ethnique de la victime est un élément important de la situation » (4).

Le cas soulève plusieurs types d’interrogations, dont certaines relèvent du domaine juridique, d’autres des procédures administratives, d’autres encore du caractère responsable (au sens de la responsabilité sociale de l’entreprise) de la conduite de la compagnie. Appartiennent à cette dernière catégorie des interrogations proprement morales.

Afin de rester dans le cadre de la responsabilité sociale de l’entreprise, on peut se demander ce que la théorie des parties prenantes aurait exigé de la compagnie aérienne dans ces circonstances. Je m’intéresse ici à cette question, mais je la traiterai à travers une discussion sur l’usage de raisonnements contrefactuels qui a été fait par certains commentateurs pour évaluer le cas. L’analyse fait l’objet de deux billets, le présent billet s’attachant à décrire les faits et à introduire la future discussion.

Les trois premières sections récapitulent les principaux faits – la procédure de gestion de la surréservation, le passager et ses intérêts, la chronologie des excuses d’United Airlines –, tandis que la quatrième résume les éléments pertinents que la théorie des parties prenantes est susceptible de prendre en considération dans le cas d’espèce.

1. La procédure

La première catégorie de faits porte sur la procédure ayant conduit à l’expulsion du passager. Elle a été mise en œuvre à la suite d’une surréservation due à la priorité qui a dû être accordée à un autre équipage. Les points suivants méritent d’être mentionnés.

● Sur la procédure en général : « L’affaire se règle en général à l’amiable et à l’embarquement. Dans un premier temps, les passagers candidats pour prendre un autre vol se déclarent et reçoivent en échange une compensation : nuit d’hôtel, somme d’argent, surclassement sur le vol suivant. Faute de volontaires, la compagnie décide unilatéralement de ne pas embarquer certains passagers. […] Dans le cas du vol d’United Airlines, l’affaire se corse dans la mesure où le passager a été considéré en surbooking alors qu’il était déjà assis dans l’avion. D’où son peu d’empressement à accepter de débarquer. » (8)

● Le dimanche 9 avril 2017, « quatre membres d’une compagnie partenaire se sont présentés au comptoir et ont demandé à embarquer afin de rejoindre Louisville (Kentucky), où ils étaient attendus à bord d’un autre vol. L’équipage a alors cherché quatre volontaires en échange d’une somme d’argent, d’une nuit d’hôtel et d’une place sur un autre vol. Ne trouvant pas de volontaire, le personnel naviguant a alors procédé à un tirage au sort. » (6).

● Nous n’avons trouvé aucune information sur la manière pratique dont la procédure de tirage au sort a été appliquée afin de déterminer les noms des quatre passagers invités à quitter l’avion. En particulier, nous ne disposons d’aucune information sur le fait de savoir si le tirage au sort a répondu à des normes réglementaires spécifiques, s’il a été effectué en présence de représentants des passagers, si ces derniers ont été informés en détail, avant ou après sa mise en œuvre, de la procédure suivie, voire s’ils y ont consenti.

2. Le passager

Les seconds faits concernent le passager. Il a été indiqué, dans l’introduction, que certaines de ses caractéristiques méritaient d’être intégrées à l’analyse du cas, y compris à son évaluation morale.

● Médecin d’origine vietnamienne, le passager est parvenu aux Etats-Unis après avoir fui Saïgon en 1975 (5).

● Avant son expulsion de l’avion, le 9 avril 2017, il était en règle vis-à-vis de la compagnie (il avait payé son billet, était enregistré), ne faisait a priori l’objet d’aucune mesure judiciaire et ne causait aucun trouble à l’ordre public.

● Son refus de quitter l’avion était apparemment motivé par une raison professionnelle : « selon les témoignages, [il] devait voir des patients le lendemain matin » (6).

● À cause de son expulsion (qui a eu lieu en deux temps, car le passager, après avoir été évacué une première fois, est retourné dans l’avion, manifestant un état apparent de terreur), il a subi des torts – commotion cérébrale, nez cassé, deux dents brisées – qui pourraient nécessiter une chirurgie reconstructrice (2).

● Il est très probable qu’il porte plainte contre la compagnie aérienne, non seulement pour obtenir réparation des torts subis, mais aussi parce que, selon les termes de l’un de ses avocats résumés par le journal Le Soir, « les compagnies aériennes maltraitent les passagers ‘depuis bien longtemps’ » (2).

● La fille du passager expulsé a affirmé que « ce qui est arrivé à [son] père ne devrait jamais arriver à aucun être humain quelles que soient les circonstances » (7).

● Elle a en outre exprimé le désarroi de la famille du passager face aux événements et a déclaré à son sujet :

« Mon père est merveilleux. Avec ma mère, il a élevé cinq enfants. Il est un grand-père affectueux […] Nos vies ont été interrompues. Ce qui pour nous était encore le cours normal des choses samedi dernier ne l’est plus aujourd’hui. […] Au nom de mon père et de toute ma famille, je tiens à exprimer ma gratitude pour les nombreuses personnes qui, à travers le monde, ont prié pour nous et ont manifesté leur solidarité et leur amitié. » (9)

3. Les excuses d’United Airlines

Une troisième série de faits, postérieure à l’expulsion du passager, mérite d’être mentionnée. Elle concerne les déclarations successives du directeur général d’United Airlines. Leur contenu a évolué au fil des jours, progressant vers la proclamation d’excuses répétées et l’annonce de mesures procédurales. Le New York Times a d’ailleurs rendu compte de la chronologie des prises de position publiques de la compagnie (10).

● Le lundi 10 avril 2017, un bref communiqué du directeur général d’United Airlines qualifiait l’événement de « perturbant » (upsetting), s’excusait d’avoir eu à demander à des passagers de quitter l’appareil, indiquait qu’une enquête était en cours et que le passager expulsé serait contacté, que la compagnie lui « parlerait directement » et s’attacherait à « résoudre sa situation ».

● Le lundi 10 avril au soir, dans un message interne aux employés d’United Airlines, le directeur général regrettait les événements et confirmait son soutien au personnel. S’agissant du cas d’espèce, il signalait qu’une demande polie avait été faite au passager concerné de quitter l’avion et que, devant son refus, l’équipage avait dû demander l’aide du service de sécurité de l’aviation civile (« nos agents n’avaient pas le choix »). Récapitulant les événements, il rejetait la responsabilité de l’affaire sur le passager expulsé, le qualifiant de « perturbateur et agressif » (disruptive and belligerent) (11) et précisant que son refus de coopérer avait conduit les agents de sécurité à le faire sortir de l’avion.

● Le mardi 11 avril, après des menaces de boycott et des perturbations boursières sur le titre United Airlines, le directeur général de la compagnie aérienne présentait dans un nouveau communiqué, et à la première personne, ses « sincères excuses » (I deeply apologize) au passager expulsé de l’avion, soulignait que son entreprise assumait la responsabilité des événements, que les dommages seraient compensés, que « personne ne devrait jamais être traité ainsi » et qu’« il n’est jamais trop tard pour faire le bon choix ».

● Le mercredi 12 avril, le directeur général d’United Airlines révéla dans l’émission « Good Morning, America » sur ABC la « honte » qu’il avait ressentie après avoir vu les images du passager expulsé de l’avion. Il déclara que « cela ne pourra plus jamais arriver – et [que] cela ne se reproduira jamais – sur un vol d’United Airlines ».

● Le jeudi 13 avril, peu après une déclaration publique de l’avocat du passager, le directeur général réitéra ses « excuses les plus sincères », évoquant la « situation horrible » qu’il avait vécue, soulignant que cette situation constituait, pour l’entreprise, une expérience rude mais instructive (harsh learning experience) qui conduirait à changer les procédures à mettre en vigueur face à des situations similaires, et signalant que des mesures seraient annoncées le 30 avril 2017. Le message contient aussi une phrase insistant sur les valeurs de l’entreprise : « Ce ne sont pas seulement les procédures (systems) qui guideront nos actions, mais nos valeurs ».

4. Synthèse

De cet inventaire des faits, il est possible de tirer les enseignements suivants :

● La situation peut être décrite comme un type de relation entre United Airlines et l’une des ses parties prenantes, en l’occurrence un client.

● United Airlines a répété à plusieurs reprises son engagement envers ses clients.

● D’autres personnes ou groupes de personnes pourraient avoir le statut de partie prenante, par exemple la famille du passager, ses patients, les autres passagers de l’avion et l’équipage au bénéfice duquel quatre passagers ont dû quitter l’avion.

● Le passager concerné avait des intérêts spécifiques, en particulier une raison suffisante à ses yeux pour ne pas quitter l’avion.

● Après les faits, United Airlines a témoigné de son souci pour le passager en tant que personne.

● Ce cas peut être analysé à la lumière de la théorie des parties prenantes – ou d’une version au moins de cette théorie.

Le dernier point sera l’objet du prochain article,

Alain Anquetil

(1) « Malgré l’affaire United Airlines, le surbooking a encore de beaux jours devant lui », Libération, 13 avril 2017. « L’article précise que, « qualifié[e] de technique commerciale et accepté par la législation européenne, [la surréservation] consiste à vendre plus de billets qu’un appareil ne contient de sièges, en spéculant sur les annulations. L’objectif est de maximiser le taux de remplissage des avions. »

(2) Voir «United Airlines: le passager expulsé souffre d’une commotion cérébrale », Le Soir, 13 avril 2017.

(3) Cité dans « United Airlines présente finalement ses excuses au passager expulsé d’un de ses avions », Le Monde, 12 avril 2017.

(4) « Why it Matters That the United Dragging Victim Is Asian », New Republic, 11 avril 2017.

(5) « United Airlines Passenger May Need Surgery, Lawyer Says », New Yotk Times, 13 avril 2017.

(6) « United Airlines : l’évacuation forcée d’un passager d’un vol fait scandale aux Etats-Unis », Le Monde, 11 avril 2017.

(7) Voir «United Airlines: le passager expulsé souffre d’une commotion cérébrale », Le Soir, 13 avril 2017. Dans un communiqué publié le 11 avril 2017, le directeur général d’United Airlines affirmait aussi que « personne ne devrait jamais être traité ainsi » (“No one should ever be mistreated this way“).

(8) « Malgré l’affaire United Airlines, le surbooking a encore de beaux jours devant lui », Libération, 13 avril 2017. Voir aussi « Expulsion d’un avion: face au surbooking, quels sont vos droits en France ? », L’Express L’Expansion, 12 avril 2017.

(9) « Crystal Dao Pepper: 5 Fast Facts You Need to Know », Heavy.com, 13 avril 2017.

(10) « United’s Apologies: A Timeline », New York Times, 14 avril 2017.

(11) « Victime d’un bad buzz, United Airlines chute en Bourse », Les Echos, 11 avril 2017, pour la traduction française. Sauf mention contraire, les autres commentaires proviennent de l’article du New York Times cité à la note 10.

[cite]

 

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