Laffaire qui a opposé lartiste chinois Ai Weiwei à lentreprise danoise Lego a récemment connu son dénouement. En effet, lentreprise a modifié mi-janvier sa pratique en matière de ventes en gros, après les conséquences médiatiques – le bad buzz – quavait créé son refus, à lété 2015, dexécuter une commande de briques faite par la National Gallery of Victoria de Melbourne, en Australie, en vue de lexposition Andy Warhol / Al Weiwei qui sest ouverte le 11 décembre 2015. Ce refus est devenu une « affaire », provoquant un débat assez anarchique à l’automne dernier, la position dominante étant favorable à Weiwei.

Il faut dire que l’artiste a lui-même révélé l’affaire le 21 octobre 2015, qu’il a reçu, grâce à un mouvement de soutien sur le Net, des dons de briques Lego afin de lui permettre de réaliser son projet et que, comme indiqué précédemment, Lego a finalement changé sa pratique – trois faits qui ont leur importance.

Dans cette affaire, les positions semblaient se limiter à deux camps : les pro-Weiwei et les autres, ceux-ci mettant en doute la pertinence des mots que l’artiste a utilisés pour qualifier le refus de l’entreprise : « censure » et « discrimination ».

En dépit de ce clivage, il est légitime de se demander si, d’un point de vue moral, il n’est pas possible d’adopter ici une perspective médiane, une sorte de juste milieu. C’est une tâche plutôt difficile sur le fond mais aussi à cause de la sympathie suscitée par Weiwei et, plus généralement, par le respect que l’art inspire. Elle exige en tout cas, dans un premier temps, de situer les faits – je ne les développerai pas en détail car on en trouvera des comptes-rendus dans différents articles de presse (1).

Ce billet présente les différents arguments avancés par Weiwei, directement et indirectement. Le prochain dévelopera quelques-unes des questions quils soulèvent. Les raisons invoquées par Lego pour ne pas exécuter la commande de la National Gallery of Victoria ont été résumées par la phrase : « Lego ne soutient pas les projets politiques » (Le Temps, 14 janvier 2016).

Mais la version complète de son argument est plus nuancée. Elle figure notamment dans un intéressant article du Washington Post du 29 octobre 2015 (2). On y lit que l’entreprise a pour ligne de conduite de ne pas participer à des projets incluant l’utilisation de ses produits lorsqu’ils ont une nature politique, ni à les approuver. Mais le texte ajoute que ses clients sont libres d’utiliser ses produits comme ils l’entendent (3).

Si le caractère un peu nuancé, ou tempéré, de la position de Lego n’a pas été entendu, c’est en partie en raison des mots que Weiwei a employés, dans un post sur Instagram daté du 25 octobre 2015, pour qualifier les faits : « Le refus de Lego de vendre ses produits est un acte de censure et de discrimination » (4). À cette qualification s’ajoute une appréciation du rôle d’une entreprise internationale telle que Lego (cette appréciation se situe juste avant le jugement de censure et de discrimination) :

« En tant qu’entité commerciale, Lego produit et vend des jouets, des films et des parcs de loisirs qui attirent les enfants du monde entier. En tant qu’entreprise puissante (as a powerful corporation), Lego est un acteur culturel et politique influent au sein de l’économie globalisée, un acteur dont les valeurs sont discutables. » (5)

Enfin, un article du Guardian du 25 octobre 2015 (« Artist Ai Weiwei vows to accept offers of Lego from around the world »), qui citait cette distinction entre fabricant de jouets et entreprise puissante, ajoutait plusieurs éléments :

« Ai a d’abord publié vendredi [le 23 octobre semble-t-il] un billet sur la décision de Lego, c’est-à-dire le dernier jour de la visite du président chinois XI Jinping en Grande-Bretagne, et l’a reliée explicitement d’une part à l’annonce par David Cameron d’un nouvel « âge d’or » dans les relations entre le Royaume-Uni et la Chine, d’autre part à celle de la construction d’un nouveau Legoland à Shanghai. Les parcs à thème sont exploités non par Lego, mais par Merlin Entertainments. Cependant, Lego construit également une nouvelle usine en Chine, qui emploiera environ 2.000 personnes et ouvrira en 2017. »

Récapitulons l’ensemble des éléments étayant, directement ou indirectement, la position de Weiwei :

1. Le refus de Lego d’exécuter la commande en gros de briques de la National Gallery of Victoria est un acte de censure.

2. Il est également un acte de discrimination.

3. En tant qu’entreprise à rayonnement international, Lego est un acteur politique.

4. Ses valeurs sont « discutables » (questionable).

5. Lego entretient des relations avec les autorités chinoises : elle va construire un Legoland à Shanghai et ouvrir une usine – ce qui a fait dire qu’elle « préfère en réalité s’attirer les faveurs du gouvernement chinois pour ne pas entraver l’ouverture d’un parc Legoland à Shanghai » (Le Huffington Post, « Lego prive le dissident chinois Ai Weiwei de ses briques, les internautes se font un plaisir d’organiser une collecte », 25 octobre 2015).

6. Enfin, pour reprendre des termes issus de la presse, Weiwei « est un critique féroce du gouvernement chinois, même si le climat est à l’apaisement ces derniers temps » (L’Express, « L’artiste Ai Weiwei s’installe au Bon Marché, à Paris », 14 janvier 2016). (6)

Ces arguments ont apparemment porté – « apparemment », car, plus que les arguments, cest peut-être la situation (le buzz médiatique) qui a porté – puisque Lego a publié le 12 janvier 2016 sur son site un communiqué affirmant un « ajustement » de sa ligne de conduite sur les ventes en gros (« Adjusted guidelines for bulk sales »).

Auparavant, indique le communiqué, « lorsque le groupe recevait des commandes de briques Lego en grande quantité dans le cadre de projets, le groupe Lego demandait des informations sur la thématique du projet ».

Désormais (à partir du 1er janvier), et afin déviter que cette ligne de conduite n’entraîne des « malentendus » ou limpression dune « incohérence », « le groupe Lego ne demande plus la thématique envisagée lors de la vente de briques Lego en gros destinée à des projets spécifiques », mais « les clients seront priés de préciser, sils désirent exposer leurs créations Lego en public, que le groupe Lego ne soutient ni napprouve le projet concerné » (7).

Dans le prochain billet, j’analyserai les arguments qui ont provoqué ou contribué à provoquer ce changement de procédure – à l’exception de l’argument n°3 sur l’entreprise comme acteur politique, qui mérite un traitement séparé.

Alain Anquetil


(1) Par exemple celui du Temps : « Quand Ai Weiwei fait plier Lego » du 14 janvier 2016, celui de La Croix du 13 janvier 2016 : « Lego fait amende honorable après la polémique avec l’artiste dissident chinois Ai Weiwei », et celui de Colleen Curry du 15 janvier 2016 : « Comment l’artiste chinois Ai Weiwei a convaincu Lego d’abandonner sa politique de restriction pour les projets militants ? ».
(2) « Lego collection sites pop up around the world to support Ai Weiwei ». La déclaration est du porte-parole de Lego, Roar Rude Trangbaek. Voici la version en anglais : « We refrain — on a global level — from actively engaging in or endorsing the use of Lego bricks in projects or contexts of a political agenda. This principle is not new. In cases where we receive requests for donations or support for projects — such as the possibility of purchasing Lego bricks in very large quantities, which is not possible through normal sales channels — where we are made aware that there is a political context, we therefore kindly decline support. »
(3) « Any individual person can naturally purchase Lego bricks through normal sales channels or get access to Lego bricks in other ways to create their Lego projects if they desire to do so » (Trangbaek, source : Washington Post, 20 octobre 2016). On trouvera dans le même article le texte de la réponse de Lego à la commande en gros du musée national de Melbourne, que Weiwei a rendu public. On y lit notamment que l’entreprise ne s’oppose pas à l’utilisation de ses produits par des artistes, mais souhaite ne pas être engagée dans leurs travaux, par exemple à travers la mention de sa marque (« We regret to inform you that it is against our corporate policy to indicate our approval of any unaffiliated activities outside the Lego licensing program. However, we realize that artists may have an interest in using Lego elements, or casts hereof, as an integrated part of their piece of art. »).
(4) « Lego’s refusal to sell its product to the artist is an act of censorship and discrimination. » L’article de fastcodesign.com attribue cette phrase à Weiwei, de même que l’article du Guardian « Ai Weiwei interview: ‘In human history, there’s never been a moment like this’ ».
(5) « As a commercial entity, Lego produces and sells toys, movies and amusement parks attracting children across the globe. As a powerful corporation, Lego is an influential cultural and political actor in the globalized economy with questionable values. »
(6) Voir aussi « Le retour au réel du dissident Ai Weiwei », Le Monde, 4 septembre 2016.
(7) Je reprends la traduction publiée dans La Croix du 13 janvier 2016.  

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