Kaushik Basu, économiste au ministère des finances de l’Inde, a récemment proposé de dépénaliser partiellement une certaine classe de corruption, qu’il a désignée sous le nom de « corruption de harcèlement ». Elle concerne les situations dans lesquelles un citoyen ne peut faire valoir ses droits sans payer un pot-de-vin à un fonctionnaire de son pays. L’objectif de cette dépénalisation partielle serait de réduire la corruption indienne de façon significative. Dans cet article, je présente le schéma de motivation que décrit Basu pour justifier sa proposition.

Les comptes rendus de la presse (voir par exemple l’article de Libération du 9 août 2011) n’ont pas mis en exergue le schéma de motivation proposé par Kaushik Basu pour justifier sa proposition de dépénaliser partiellement une certaine classe de corruption, très répandue en Inde. Celle-ci comprend toutes les situations dans lesquelles un citoyen détenteur d’un droit légal est contraint, pour le faire valoir, de payer un pot-de-vin à un fonctionnaire. La proposition de Basu concerne spécifiquement le contexte indien.

Selon lui, il serait légitime, pour cette classe particulière d’actes de corruption, de verser des pots-de-vin aux fonctionnaires publics lorsque l’on est titulaire d’un droit. La légitimité de cet acte de corruption proviendrait 1) du fait que tout membre d’une communauté humaine (tout citoyen) doit pouvoir obtenir le respect de ses droits légaux, et 2) que cet acte serait dénoncé par celui qui aurait été contraint de verser de l’argent pour obtenir le respect de ses droits.

La loi indienne actuelle considère que le corrupteur et le corrompu sont complices de l’acte de corruption. En conséquence, si la corruption est découverte, il sont traités de façon égale – chacun payant par exemple une amende de X roupies et risquant entre 6 mois et 5 ans de prison. Mais si le système que Basu propose était institutionnalisé, seul le fonctionnaire corrompu aurait à supporter la peine. Il aurait à acquitter une amende de 2X roupies alors que le corrupteur ne paierait rien puisque, ayant dénoncé la corruption, il demeurerait impuni.

Le schéma suggéré par Basu repose sur la motivation des deux parties concernées par cette classe particulière de situations de corruption. Ce qu’il propose reviendrait à modifier la structure de la relation de corruption – ou la structure du jeu au sens de la théorie des jeux. La structure de ce jeu changerait à cause d’une modification de la structure des gains et des motivations des « joueurs ». Selon le système légal en vigueur en Inde, le corrupteur et le corrompu sont considérés comme ayant des intérêts convergents. Selon le système légal proposé par Basu, le corrupteur aurait intérêt à dénoncer le corrompu, tandis que le corrompu aurait intérêt à refuser d’entrer dans un schéma de corruption.

Prenons le premier des deux exemples de Basu : celui d’un fonctionnaire qui exige le paiement d’un pot-de-vin pour rembourser un contribuable ayant versé un montant excessif d’impôts. Dans le schéma classique, c’est-à-dire le schéma actuel, les options de choix qui s’offrent aux deux « joueurs » sont « respecter la loi » et « accepter la corruption ». À ces options de choix correspondent différents types de motivation. Par exemple, le corrupteur (qui n’est pas corrupteur dans l’âme mais cherche seulement à obtenir ce qui lui est dû) peut ne pas vouloir violer la loi, mais considérer aussi que l’État n’a pas assez d’autorité pour la faire respecter. Quant à l’agent public corrompu, il cherche à obtenir un gain pour des raisons égoïstes et parce qu’il sait que le citoyen ne le dénoncera probablement pas en raison du traitement égal que réserve la loi indienne aux corrupteurs et aux corrompus.

Selon le schéma de dépénalisation partielle proposé par Basu, l’option « faire respecter la loi » est remplacée par l’option « coopérer ». Sachant qu’il peut dénoncer le fonctionnaire qui exige le versement d’un pot-de-vin et obtenir son remboursement, le citoyen est motivé pour coopérer − il a une raison suffisante de le faire. De son côté, le fonctionnaire est lui aussi motivé pour coopérer puisqu’il s’attend à être dénoncé et doublement sanctionné (les « 2X » vus précédemment). En outre, il sait que certains citoyens pourraient accepter de lui verser de l’argent en vue de le faire condamner (par vengeance, par intérêt ou pour d’autres raisons peu morales) ; or, sachant qu’il peut être trompé par des citoyens sans scrupules, le fonctionnaire sera d’autant moins enclin à demander de l’argent.

Basu insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas de pardonner les corrupteurs (ceux concernés par le type de corruption envisagé), mais d’en faire des gardiens du respect de leurs droits. Car combattre la corruption est une responsabilité qui incombe aussi à la société civile, pas seulement à l’État et aux acteurs politiques. Et dans le système que Basu propose, le citoyen est en quelque sorte en position d’intervenir auprès de la puissance publique pour faire respecter ses droits.

Le système qu’il propose a plusieurs mérites en dehors de la réduction probable (selon lui) de ce type de corruption :  permettre aux citoyens de faire respecter leurs droits ; leur faire comprendre le caractère inviolable de certains droits, c’est-à-dire le fait que leur respect est indépendant des circonstances administratives ou politiques ; favoriser l’autonomie morale des citoyens. Basu ajoute l’amélioration des mœurs. Car même si, selon ses propres termes, la politique qu’il propose est une politique de petits pas, elle repose sur le caractère individuel, en particulier sur les vertus d’honnêteté et d’intégrité.

Enfin, Basu précise que, si les mesures qu’il suggère concernent une classe de corruption – celle des « pots-de-vin de harcèlement » –, elles peuvent réduire la corruption impliquant ceux (des intermédiaires) qui entretiennent de fréquentes relations d’affaires avec des agents publics. En effet, de telles mesures seraient susceptibles d’augmenter, aux yeux des fonctionnaires, le risque que les intermédiaires les dénoncent à un moment ou à un autre. Elles supprimeraient ce que Basu appelle la « zone de confort ».

Permettre aux citoyens de jouir de leurs droits est légitime. Mais la méthode proposée par Basu suppose que les citoyens soient effectivement protégés par l’État (c’est-à-dire que les mesures qu’il suggère soient appliquées), qu’ils croient que les règles légales ont changé (c’est-à-dire qu’ils croient que la structure du « jeu » a changé) et qu’ils aient le courage moral de jouer le jeu de la corruption (c’est-à-dire de verser un pot-de-vin à un fonctionnaire, puis de le dénoncer). Or, ces trois conditions sont particulièrement exigeantes, aussi bien sur le plan administratif que d’un point de vue psychologique.

Alain Anquetil

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