La parution, à quelques jours de distance, de deux articles du New York Times relatifs à des affaires supposées d’agressions sexuelles dans des hôtels de New York conduit à réfléchir au concept de normalité. On le manie souvent dans les conversations sans s’intéresser à son sens et à son effet sur nos jugements pratiques. Il faut dire que le mot « normal », au sens ordinaire de ce « qui est dépourvu de tout caractère exceptionnel, qui est conforme au type le plus fréquent » (1), semble sans intérêt pratique, à l’inverse des concepts voisins de norme ou de normalisation. C’est une erreur.

Les deux articles du New York Times ont été publiés le 20 mai (Sexual Affronts Are a Known Hotel Hazard) et le 31 mai (In New Case, Boss Is Suspended for Not Reporting Housekeeper’s Abuse Claim). Le premier rapporte des propos de spécialistes de la sécurité dans l’hôtellerie ainsi que des témoignages de femmes de chambre. Le second évoque un cas supposé d’agression sexuelle mettant en cause un homme d’affaires égyptien.

L’idée de normalité n’y est pas mentionnée explicitement, mais elle est dissimulée derrière le texte. Dans le second article, c’est à travers l’idée de ressemblance. Il y est écrit que « les nouvelles allégations ont de troublantes ressemblances avec l’action intentée contre Dominique Strauss-Kahn ». Or, la ressemblance entre dans la définition de la normalité (même si, pour reprendre la définition donnée en introduction, « ce qui ressemble au type le plus fréquent » n’est pas identique à « ce qui est conforme au type le plus fréquent »). Comme le disent Kahneman et Miller, « un événement normal évoque principalement les représentations qui lui ressemblent » (2).

Dans le premier article, c’est à travers l’idée de probabilité que se présente la normalité. Un spécialiste de la sécurité prononce cette phrase étonnante à propos des agressions sexuelles dans les grands hôtels : « Elles ne sont pas rares, mais elles ne sont pas non plus fréquentes ». Elles peuvent donc arriver avec une probabilité indéterminée mais située dans un intervalle éloigné des bornes extrêmes. Cette indétermination de la probabilité rend difficile la définition précise de ce qui est normal a priori en matière de violation de la sécurité des employés de l’hôtellerie, mais elle permet de s’attendre à ce que des faits tels que des agressions sexuelles se produisent. Autrement dit, de tels faits ne devraient pas surprendre puisque leur occurrence est attendue avec une certaine probabilité. Selon cette interprétation, la normalité se confond avec la probabilité : si un fait ayant une forte probabilité de se produire se produit effectivement, alors il peut être jugé normal. (3)

Il existe d’autres conceptions de la normalité que celles fondées sur la ressemblance ou la probabilité, comme celle proposée par Kahneman et Miller. On notera toutefois que, dans la vie des affaires en général et chez les professionnels de l’hôtellerie en particulier, la normalité est conçue de façon strictement normative. Ce qui est normal n’est pas ce qui ressemble à un événement passé ou ce qui est attendu, mais ce qui respecte une norme impérative. Par exemple, le code de conduite de Marriott affirme : « Vous avez droit à un environnement professionnel d’où sont exclus le harcèlement et les représailles », et l’on trouve bien sûr, dans l’un des articles de l’éthique des affaires consacré au secteur du tourisme, qu’« on devrait assurer aux employés un environnement de travail dans lequel ils se sentent en sécurité » (4). C’est ainsi que la normalité se trouve dissoute dans l’affirmation de la norme et que la distinction entre le normal et l’anormal perd sa pertinence.

Pourtant cette distinction est importante parce que l’attribution de la propriété de normalité à un fait guide l’interprétation des faits à venir. Comme l’indique presque littéralement la séquence des deux articles du New York Times, un état de choses considéré comme anormal peut devenir normal et ce changement a des conséquences pratiques. Celles-ci proviennent du fait que le jugement de normalité porte sur des types d’événements et non sur un événement particulier. Dans l’exemple des affaires décrites par le New York Times, c’est parce qu’il a été considéré qu’un type d’événement (des agressions sur des femmes de chambre) avait en réalité un caractère normal que divers changements ont pu advenir. Il a par exemple été proposé de mettre en place des dispositifs d’alerte rapide (panic buttons) que les employés d’un hôtel pourraient actionner si nécessaire. L’importance de la dimension émotionnelle des situations en question a été en quelque sorte reconnue publiquement. Et, de façon significative, l’un des représentants de l’hôtellerie interviewé par le New York Times a affirmé, au-delà du devoir de protection, le devoir de loyauté de l’entreprise envers ses salariés : « Je crois que nos employés savent que nous les soutiendrons toujours » – une manière de réfuter la croyance selon laquelle « Le client a toujours raison ».

On pourrait considérer que, pour qualifier les évolutions possibles de la protection du personnel de l’hôtellerie, « prise de conscience » serait une expression plus simple et plus appropriée que « passage de la croyance en l’anormalité à la croyance en la normalité ». Mais peut-être la seconde expression éclaire-t-elle la première de façon pertinente.

Alain Anquetil

(1) Dictionnaire Le Robert.

(2) D. Kahneman et D. T. Miller, « Norm theory: Comparing reality to its alternatives », Psychological Review, 93, 1986, p.136-153.

(3) On notera que, dans le premier article, les témoignages de femmes de chambre suggèrent l’ambiguïté de certaines situations vécues avec des clients. Ainsi, l’une d’elles cite un compliment fait par l’un d’eux à son encontre qui est justement interprété, dans le contexte en question, comme une proposition vulgaire et indécente, mais qui, dans un autre contexte, pourrait être interprété avec légèreté. Mais ce genre d’ambiguïté n’intervient pas dans la définition du concept de normalité, seulement dans le contenu de situations normales.

(4) D. Payne et F. Dimanche, « Towards a Code of Conduct for the Tourism Industry: An Ethics Model », Journal of Business Ethics, 15, 1996, p. 997-1007.

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