Qu’un organe déontologique susceptible de sanctionner des conduites inappropriées doive motiver ses décisions paraît être un devoir incontestable. Il répond en effet, pour la partie qui est sanctionnée, à un droit de connaître le bien-fondé de la décision de sanction prise à son encontre. Cependant l’obligation de motivation soulève des questions importantes. Un récent cas du Jury de déontologie publicitaire (JDP), d’une nature assez inhabituelle, en donne une bonne illustration.

1.

Le cas « Dépil Tech » – du nom de l’annonceur dont le message publicitaire a fait l’objet d’une saisine du JDP – a conduit à deux délibérations : l’une en première instance et l’autre en appel. La chronologie des événements comprend six temps :

  • 6 juin 2016 : saisine du JDP par un particulier
  • 8 août 2016 : première délibération du JDP (avis rendu : plainte fondée en raison de la violation du point 2.1 de la recommandation « Image de la personne humaine »)
  • 5 septembre 2016 : avis communiqué à la société Dépil Tech
  • 19 septembre 2016 : la société Dépil Tech demande une révision (selon l’article 22 du Règlement Intérieur du JDP) sur le fondement d’un argument détaillé
  • 2 décembre 2016 : seconde délibération du JDP
  • 20 décembre 2016 : publication de l’avis définitif (confirmant le premier avis)

On trouvera sur le site du JDP les éléments nécessaires à une bonne compréhension de l’affaire. Voici un résumé succinct tiré du compte-rendu disponible en ligne :

  • Dépil Tech « a pour objet le développement, la commercialisation et l’exploitation d’un réseau de franchise portant sur des instituts de beauté spécialisés dans l’épilation définitive et les soins de peau « high tech » à la lumière pulsée ». (1)
  • La « ligne éditoriale » qui gouverne ses messages publicitaires « est volontairement humoristique et décalée », étant entendu que communiquer « sur l’épilation des zones intimes […] n’est pas aisé ». (1)
  • Le visuel concerné met en scène un homme, une femme, un renard empaillé, un escabeau et une accroche. Il montre « une femme sur le haut d’un escabeau, vêtue d’une mini jupe et d’escarpins à talons aiguilles. Elle tient dans sa main un renard empaillé. Derrière elle, un homme au bas de l’échelle tend le bras vers le renard et porte son regard sous la jupe de la femme. Le texte accompagnant cette image est « Ohhh… quelle belle fourrure ! », « Epilation définitive pour elle et lui à partir de 37€ ». » (2)
  • Le JDP « a considéré que cette plainte était fondée, que la publicité de la société Dépil Tech méconnaissait le point 2.1 de la Recommandation « Image de la personne humaine » de l’ARPP » qui énonce que « la publicité ne doit pas réduire la personne humaine, et en particulier la femme, à la fonction d’objet ».
  • Dépil Tech fonde sa demande de révision sur une motivation insuffisante de l’avis du JDP, qui, s’il était avéré, serait un motif de nullité (3). L’annonceur remarque (selon la description donnée par le compte-rendu) que « l’avis se contente d’un propos concentré en un unique paragraphe parfaitement descriptif au terme duquel il est simplement indiqué que « l’habillement » de la femme représentée et le « regard » de l’homme « renvoie à une image de la femme comme objet sexuel ». Pourquoi, en revanche, cela n’est pas expliqué. » (4)
  • Le Réviseur de la Déontologie Publicitaire (personnalité indépendante et impartiale, irrévocable, qui fait partie du « dispositif de contrôle de la Déontologie publicitaire français ») a demandé au JDP de « renforcer la motivation de son appréciation ».

Après avoir rappelé sa mission, le JDP revient sur le visuel et explique que la mise en scène utilise « une présentation des femmes par allusion à la sexualité, ce qui les réduit à la fonction d’objet sexuel ».

Il ajoute que « si une telle mise en situation est possible en matière cinématographique, dont la scène est d’ailleurs inspirée, elle se heurte en matière de publicité aux règles de déontologie que les professions de ce secteur d’activité ont, elles-mêmes, souhaité se donner et respecter, notamment pour mettre fin à des pratiques sexistes anciennes ».

2.

La dimension la plus importante dans cette affaire est celle de la motivation de la décision initiale. La société Dépil Tech souhaite comprendre pourquoi l’avis du 8 août lui a été contraire. Peut-être est-ce son manque de compréhension qui l’a amenée à supposer que le JDP avait fait un jugement de valeur fondé, selon les termes imputés à Dépil Tech par le compte-rendu du JDP, sur « la promotion de valeurs morales (voire religieuses ?) et rétrogrades ».

Dans son deuxième avis, le JDP semble reconnaître que « l’analyse à laquelle a procédé le Jury n’a pas été suffisamment argumentée pour être bien comprise de l’annonceur, ce à quoi il souhaite remédier dans le présent avis ». Toutefois, ceci ne signifie pas qu’il y avait, dans le premier avis, un défaut de motivation. En effet, le JDP précise qu’il a mené « un mode simplifié d’analyse des plaintes » justifié par le fait que la réclamation contre Dépil Tech semblait « se rattacher manifestement à des cas déjà examinés plusieurs fois ». Dans ce type de situation, le JDP est en droit de proposer une argumentation allégée « puisque les parties peuvent se référer à de nombreux cas précédents » pour y trouver une explication détaillée.

Motiver une décision permet aux parties de comprendre la décision et, plus généralement, de garantir un procès équitable. La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) rappelle ainsi « que, selon sa jurisprudence constante reflétant un principe lié à la bonne administration de la justice, les décisions judiciaires doivent indiquer de manière suffisante les motifs sur lesquels elles se fondent » (6). La CEDH ajoute que « l’étendue de ce devoir peut varier selon la nature de la décision et doit s’analyser à la lumière des circonstances de chaque espèce ». Dans l’affaire Dépil Tech, le JDP avait procédé à une analyse « à la lumière des circonstances » qui se caractérisaient par une violation (plutôt récurrente) du point 2.1 de la recommandation « Image de la personne humaine ».

Il y a cependant une différence entre motiver une décision et expliquer une décision. D’ailleurs la remarque du JDP le confirme. Dans sa seconde délibération, il s’est efforcé d’apporter une explication à une décision qui était déjà motivée par une application exacte de la Recommandation déontologique « Image de la personne humaine ».

Il est utile ici de se référer à un article du professeur Benoît Frydman sur la qualité des décisions de justice (7) – je lui ai emprunté l’expression « application exacte ». Une manière de motiver une décision de justice (et cela vaut également pour une décision de l’ordre déontologique) est de démontrer sa fidélité à la règle de droit. Mais une autre conception de la motivation est possible. Elle s’inspire d’une conception du droit comme « instrument de régulation ». Frydman explique que, selon cette conception, le droit « a pour fonction la solution des conflits d’intérêts qui surgissent dans la société ». Il s’agit pour le juge d’arbitrer entre des intérêts et des valeurs. Or, ceci a un effet sur la manière de motiver sa décision, puisqu’il faut expliquer l’arbitrage réalisé entre des valeurs tout en garantissant que les débats ont été conduits selon le principe du contradictoire. Frydman note ainsi que « la qualité de la décision de justice ne se mesure […] pas à son exactitude ni à ses effets, mais bien à la qualité de l’argumentation qui la soutient et que le juge développe dans la motivation de son jugement ».

3.

On peut interpréter les raisons de l’appel de la société Dépil Tech et de la procédure mise en œuvre par l’organe de contrôle déontologique de la publicité (intervention du Réviseur de la Déontologie Publicitaire, deuxième délibération du JDP comprenant une réponse aux arguments du défendeur) comme l’expression de l’exigence d’argumentation et d’explication qui incombe à tout organe de sanction déontologique. Cependant, si la procédure de révision est instructive sur le plan de la forme, notamment à cause de l’exposé de la procédure de révision et de la réfutation par le JDP des arguments avancés par l’annonceur incriminé, on reste un peu déçu quant au fond car le JDP a pour l’essentiel répété la position qu’il avait défendue lors de son premier délibéré.

Alain Anquetil

(1) Selon les termes du compte-rendu reflétant la position de Dépil Tech.

(2) Selon la description du JDP. Le lien avec le visuel se trouve à la fin du compte-rendu du JDP.

(3) Dépil Tech, estime dans sa réponse du 19 septembre 2016 que « la femme n’est pas placée en position d’infériorité, dégradante, humiliante ou discriminante, puisqu’elle est ordinairement vêtue, ne se trouve pas dans une position équivoque et qu’il n’y a aucun geste déplacé à son égard, l’homme tendant clairement la main vers le renard qu’elle porte dans la main ». Outre le « pur comique de situation » exprimé par cette scène, le défendeur observe que « sa clientèle est composée à 80% de femmes et que par conséquent, c’est sans détournement qu’elle exploite l’image d’une femme concernée par cette problématique ».

(4) La demande de revision est également fondée sur l’idée que la posture adoptée par le JDP serait « exclusivement et excessivement morale » (à cause d’une supposée stigmatisation par l’organe déontologique de la mini-jupe et de talons aiguilles alors que, note Dépil Tech, le port de ces vêtements est « encore autorisé par la loi »), et conteste cette (supposée) posture.

(6) Cité dans la Décision n° 2011-113/115 QPC du 1 avril 2011 du Conseil constitutionnel.

(7) B. Frydman, « L’évolution des critères et des modes de contrôle de la qualité des décisions de justice », in P. Mbongo (dir.), La qualité des décisions de justice, Editions du Conseil de l’Europe, 2007.

 

[cite]

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