Le billet précédent faisait référence à une approche contractualiste de l’éthique de la faillite. Défendue par Alan Schwartz, elle reposait sur l’idée que le droit de la faillite doit viser à résoudre les problèmes de coordination auxquelles les parties prenantes concernées par les défaillances d’entreprise, en particulier les créanciers, sont confrontées. Dans ce billet, j’aborde succinctement l’éthique de la faillite à partir d’un point de vue financier volontairement exagéré (encore qu’il soit retenu comme point de départ de la réflexion éthique) et en abordant un cas particulier : celle de l’abus des procédures légales relatives aux entreprises en difficulté. Une perspective qui prolonge en quelque sorte la question soulevée par Schwartz.

L’argument contractualiste de Schwartz pourrait être formulé sous la forme hypothétique suivante : quel système de faillite les créanciers choisiraient-ils d’un commun accord avant toute procédure de faillite ? Cette expérience de pensée semble générer « naturellement » un système légal qui maximiserait la valeur des actifs de toute entreprise en situation de faillite. Un tel système prévoirait des procédures permettant une réorganisation de l’entreprise et une répartition ordonnée du paiement des dettes aux créanciers. Il préserverait l’équilibre entre les intérêts des dirigeants de l’entreprise en faillite et les droits des créanciers.

Cet argument hypothétique répond de façon non spécifiquement morale à la manière orthodoxe et, pourrait-on estimer, cynique, dont la finance considère l’état de faillite. John Boatright, spécialiste de l’éthique de la finance (1), note ainsi que, d’un point de vue économique, la faillite est un événement naturel sur un marché impersonnel, qu’elle fait partie de la lutte pour la survie et qu’à la suite d’une défaillance d’entreprise, aucune valeur n’est perdue dès lors que les actifs de la firme liquidée sont redistribués. Il souligne que « la théorie financière traite simplement la faillite comme un risque exceptionnel (event risk) qui vaut la peine d’être couru si le retour sur investissement est suffisamment important. Lorsqu’une firme connaît des difficultés financières, une stratégie à haut risque, une stratégie de « tout ou rien » (bet-the-farm), est particulièrement avantageuse pour les actionnaires parce qu’ils récolteront tous les gains en cas de succès alors qu’en cas d’échec les pertes seront prisee en charge par la collectivité (il s’agit du problème du hasard moral [voir « Le hasard moral et l’audit »]). En conséquence », conclut Boatright, « un gestionnaire financier recherchera la rentabilité maximale pour un risque donné, sans égard pour les conséquences réelles de sa décision » (2).

C’est à partir de ce constat que Boatright pose la question de la moralité de la gestion purement financière (selon la conception qu’il propose d’une gestion purement financière) de la faillite. Son propos évoque, voir vise directement, l’usage stratégique qui a été fait aux États-Unis de la loi sur les faillites. En effet, jusqu’à ce que le législateur américain durcisse les conditions de protection par le régime de la faillite, un certain nombre d’entreprises non immédiatement menacées part une défaillance s’étaient volontairement placées sous le régime du Chapitre 11 de la loi américaine relatif à la réorganisation des entreprises en difficulté en vue de bénéficier à moindre coût d’avantages concurrentiels résultant par exemple d’une réduction des effectifs qu’il aurait été soi-disant difficile d’obtenir par la négociation (cf. cet article du Nouvel Observateur de 2008 : « A propos du chapitre 11 de la loi sur les faillites »). Parmi les exemples célèbres se trouvent les entreprises Continental Airlines et Johns-Manville. Leurs décisions de placement sous la protection du Chapitre 11, au début des années 80, sont décrites par Walker Todd dans un article au titre éloquent : « Aggressive uses of Chapter 11 of the Federal Bankruptcy Code ».

Plus généralement, si les dirigeants d’une entreprise en difficulté privilégient les actionnaires au détriment des autres parties prenantes (par exemple les salariés et les fournisseurs), non seulement ils leur font tort du seul point de vue de leurs intérêts matériels, mais ils commettent un acte immoral.

On peut s’arrêter un instant sur les raisons pour lesquelles nous tendons à juger de tels actes immoraux, indépendamment de toute considération légale. Il semble que l’intuition commune condamne assez spontanément tout usage stratégique de la faillite, c’est-à-dire toute création, par les dirigeants d’une entreprise, d’une situation artificielle permettant, grâce à la protection de la loi, d’obtenir un avantage indu sur ses concurrents. On peut suggérer que cette intuition repose sur des principes moraux fondamentaux relatifs par exemple au fait, pour les dirigeants de l’entreprise, de viser une fin mauvaise (assurer la prospérité de leur firme en vue du seul enrichissement de leurs actionnaires et d’eux-mêmes) ou, si l’on estime qu’après tout, chercher à assurer la prospérité de l’entreprise est une fin moralement bonne, au fait d’utiliser des moyens immoraux (profiter d’un texte de loi en violant l’esprit de la loi) pour réaliser cette fin.

Encore faut-il préciser de façon plus systématique en quoi l’utilisation stratégique du droit de la faillite est un acte immoral. Ou, pour l’exprimer autrement : à quelles conditions peut-on parler d’abus dans le recours au droit des procédures collectives (en l’occurrence de redressement judiciaire, selon le dispositif du droit français) ? Boatright répond à la question en affirmant que si l’entreprise est solvable (et si elle le restait sans « bénéficier » du régime de la faillite) et si elle utilise les dispositifs du droit à seule fin de renégocier ses engagements, alors son action consistant à se placer sous le régime des entreprises défaillantes est un abus susceptible d’une condamnation morale. L’argument paraît un peu loin de la réalité qui comprend nombre d’entreprises aux prises avec de graves difficultés financières, mais il témoigne d’un aspect saillant et révélateur de l’éthique de la faillite.

Alain Anquetil

(1) Voir par exemple J.R. Boatright (éd.), Finance ethics: Critical issues in theory and practice, Hoboken, New Jersey, John Wiley & Sons, 2010.

(2) J.R. Boatright, « Finance ethics », dans R.E. Frederick (éd.), A Companion to Business Ethics, Oxford UK, Blackwell Publishing, éd. 2002, p. 153-163.

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