La loi sur le secret des affaires va être votée avant le 9 juin 2018 (1). Elle a déjà suscité de substantiels débats depuis l’adoption en 2015 de la directive européenne dont elle est l’application (2). Les critiques ont insisté sur la rupture de l’équilibre qui résulterait de cette loi – l’équilibre entre, d’une part, la nécessité de protéger légalement des secrets d’affaires (afin de défendre les entreprises contre des concurrents malveillants, de susciter l’innovation, et, in fine, de préserver l’emploi), et, d’autre part, les menaces qu’elle feraient peser sur des libertés fondamentales (liberté d’expression, liberté de circulation des idées, liberté de la presse) – bien que la loi comprenne des articles protégeant la liberté d’expression lorsqu’il s’agit, par exemple, de révéler des faits contraires à l’intérêt général (3).

Les critiques se sont notamment exprimés dans une tribune publiée le 20 mars 2018 et une lettre ouverte du 16 avril 2018. Ils y exposaient les risques que comporte le projet de loi, en particulier l’effet de dissuasion qu’elle induirait chez ceux qui, ayant connaissance de pratiques illégales, envisageraient de les révéler (4).

Dans cet article, je ne discute pas de l’hypothèse d’une rupture de l’équilibre entre secret et liberté d’expression – ou entre sécurité et liberté – qui résulterait de ce projet. Je rends compte et discute d’un travail de recherche consacré à « l’éthique du secret et de la révélation » (5). Bien qu’il ait été publié en 1983, on y trouve nombre d’observations qui s’appliquent avec pertinence à la future loi sur le secret des affaires.

 

1.

Aspects naturalistes

Sissela Bok, auteure du travail de recherche en question, définit simplement le secret comme une « dissimulation intentionnelle » (intentional concealment). Si un secret peut être gardé par un seul individu, il est souvent partagé entre des personnes autorisées à en avoir connaissance – ce qui correspond à la définition générale : « Qui n’est connu que d’un nombre limité de personnes » (6). Bok estime que la définition du secret inclut aussi les possibilités d’action qu’il autorise, ainsi que les méthodes permettant de le conserver (7).

C’est dans l’analyse de la relation entre secret et protection de la vie privée que l’auteure propose une vision naturaliste du secret. Ses racines remontent à l’émergence de la vie sociale. Les individus ont développé des conceptions de leur espace privé en dressant, selon ses mots, des « frontières quasi-physiques ». Ces frontières protègent également « leurs noms, leurs pensées, leurs inventions et tout ce qu’elles créent ».

Sissela Bok ajoute que « [les idées d’]espace et [de] territorialité apparaissent à des degrés divers chez beaucoup d’espèces animales, y compris la nôtre ». S’agissant de notre espèce, elle précise que « l’idée de vie privée commune à toutes les sociétés humaines ne concerne pas seulement la protection d’ordre physique mais aussi la protection d’informations personnelles et celle de sa propre personne ». Enfin, elle note que le secret, ainsi défini, garantit l’exercice par l’individu de sa liberté dans son espace privé.

Cette vision naturaliste est partagée par Mark Wexler (8). Il affirme que, selon les recherches menées sur la question, il apparaît qu’« Homo Sapiens est à la fois attiré et repoussé par le secret ». Il désire garder des secrets mais souhaite aussi que des secrets soient révélés. Wexler distingue deux niveaux d’analyse, celui de l’espace privé que considérait Bok dans le passage cité ci-dessus, et celui de l’espace public (que Bok considère par ailleurs dans son ouvrage). De plus, toujours en se plaçant dans une perspective naturaliste, Wexler observe que la loyauté, dont la fonction est d’établir des relations durables entre des individus, est intimement liée à l’existence de secrets partagés.

 

2.

Quatre sociétés imaginaires : une expérience de pensée

Pour comprendre la dialectique entre secret et révélation (on dirait volontiers aujourd’hui : transparence), Sissela Bok propose d’imaginer quatre sociétés humaines :

– dans la première, personne ne peut détenir un secret mais des entités extérieures, par exemple une divinité, ont le pouvoir de tout connaître de nous ;

– la seconde société est le contraire de la première : chacun dispose de la capacité à percer les secrets d’autrui comme s’il portait une cape d’invisibilité ;

– la troisième société ressemble à la première, sauf qu’il n’est pas question d’une puissance extérieure ; ici, selon les termes de Bok, « aucune personne ne peut conserver un secret dès lors qu’une autre personne désire le connaître » ; par conséquent, les « plans et les actions, les craintes et les espoirs, sont totalement transparents » ;

– Enfin, dans la quatrième société imaginaire, chacun peut conserver des secrets auxquels les autres ne peuvent pas avoir accès même s’ils le désirent. Les plans et les actes les plus nobles ou les plus honteux peuvent être dissimulés sans espoir d’être découverts.

Sissela Bok discute en particulier de la troisième société, un monde de « transparence universelle » qui ne pourrait être réalisé qu’à la condition que tous les conflits et les contradictions aient disparu de l’univers social des êtres humains.

Elle considère également la quatrième société, qui peut être conçue comme une réaction au troisième monde, celui de la transparence généralisée. Il n’est pas certain qu’un tel monde serait viable. Ce serait un monde dans lequel prévoir la conduite d’autrui, et la prévenir si elle présentait un danger pour notre sécurité, pourrait s’avérer impossible. Ce monde favoriserait la loi du plus fort, le « plus fort » étant alors défini (après coup) comme l’individu ou l’organisation ayant été capable de conserver le secret d’une arme redoutable. Ce monde serait l’antichambre de la dictature.

 

3.

Conclusion provisoire

Ce n’est pas explicitement un tel monde que visaient les rédacteurs de la lettre ouverte du 16 avril 2018. Et pourtant, leur formule selon laquelle, si le projet de loi était adopté, « le secret devien[drai]t la règle, et les libertés des exceptions », renvoie en puissance à un type voisin de la quatrième société imaginée par Sissela Bok (9).

Nous en discuterons dans le prochain article en considérant la manière dont l’auteure aborde le secret dans la vie des affaires.

Alain Anquetil

(1) Il s’agit précisément de la « Proposition de loi portant transposition de la directive du Parlement européen et du Conseil sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulgués contre l’obtention, l’utilisation et la divulgation illicites ».

(2) On pourra par exemple écouter ces deux émissions diffusées récemment sur France Culture, notamment la première où s’expriment des points de vue contradictoires : « Secret des affaires : pourquoi la future loi inquiète », 24 mars 2018, et « Rapport RSF, secret des affaires : menaces sur l’information ? », 2 mai 2018, ainsi que ces émissions plus anciennes : « Secret des affaires : l’opacité peut-elle se justifier ? »,19 avril 2016, et « Va-t-on brandir le secret des affaires aux lanceurs d’alerte ? », 19 avril 2016. Voir également la tribune et la lettre ouverte citées à la note 4.

(3) Voir la section 4 du chapitre 1 du projet de loi « Des dérogations à la protection du secret des affaires », qui indique notamment, dans un passage où il est question de liberté et du cas des lanceurs d’alertes, que « le secret des affaires n’est pas protégé […] lorsque l’obtention, l’utilisation ou la divulgation du secret est intervenue : 1° Pour exercer le droit à la liberté d’expression et de communication, y compris le respect de la liberté de la presse ; 2° Pour révéler de bonne foi une faute, un acte répréhensible ou une activité illégale dans le but de protéger l’intérêt public général, y compris lors de l’exercice du droit d’alerte tel que défini par l’article 6 de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique ».

(4) « La loi sur le secret des affaires est un danger pour nos libertés fondamentales », L’Humanité, tribune du 20 mars 2018. « M. le Président, refusez qu’avec le secret des affaires, le secret ne devienne la règle et les libertés des exceptions », Lettre ouverte du 16 avril 2018, cette dernière étant signée en particulier par des ONG telles que Transparency International, la Ligue des Droits de l’Homme, Greenpeace France, CCFD Terre Solidaires, le Forum citoyen pour la RSE, ATTAC – et par de nombreuses Sociétés de Journalistes.

(5) S. Bok, Secrets: On the ethics of concealment and revelation, Vintage Books, 1983. J’ai repris l’expression Ethics of concealment and revelation dans le titre du présent article.

(6) Source : CNRTL.

(7) Dans le champ de l’éthique des affaires, Marx Wexler définissait le secret comme « toute information qui, pour une raison ou une autre, est dissimulée ou maintenue sous contrôle, échappant ainsi à l’attention, à l’observation ou à la connaissance d’autrui » (M. N. Wexler, « Conjectures on the dynamics of secrecy and the secrets business », Journal of Business Ethics, 6(6), 1987, p. 469-480.

(8) Voir la référence à la note 7.

(9) Le passage complet est le suivant : « L’option retenue par la proposition de loi présentée par la majorité parlementaire et durcie par la commission des lois du Sénat, remet en cause l’intérêt général et le droit des citoyens à l’information. Il s’agit d’une inversion de nos principes républicains : le secret devient la règle, et les libertés des exceptions. De fait, en l’état, cette loi permettra de verrouiller l’information à la fois sur les pratiques et sur les produits commercialisés par les entreprises. »

[cite]

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