Dans l’émission Envoyé Spécial de France 2 diffusée le 8 septembre, il était question de l’appel de seize personnes fortunées à verser une « contribution exceptionnelle » qui « toucherait les contribuables français les plus favorisés » (1). La proposition, formulée au mois d’août, a suscité de l’intérêt mais aussi un certain scepticisme. Dans cet article, j’examine plus généralement l’une des origines de ce scepticisme. Elle se trouve dans l’absence d’une véritable théorie de la philanthropie chez certains de ceux qui ont adopté le slogan « Taxez-nous ! ».

L’appel aux personnes les plus fortunées à verser une contribution exceptionnelle ou permanente sous forme d’impôt peut susciter différents types de jugements moraux : louange ou blâme, mais aussi scepticisme ou indifférence. S’il s’intéresse à la psychologie morale ou s’il cherche à être honnête à l’égard de ses propres réactions éthiques, celui qui essaie de formuler un jugement cherchera d’abord à identifier les principes susceptibles de le fonder. Et, dans le cas du versement volontaire d’un impôt, cette recherche s’avère particulièrement instructive parce que différents principes sont en concurrence et que celui qui cherche à faire un jugement moral devra leur donner un certain poids.

Les appels des plus riches à verser un impôt volontaire énoncent de tels principes. Ces principes sont en quelque sorte prêts à être utilisés pour fonder le jugement moral des observateurs. Pour s’en rendre compte, il suffit de lire l’appel, auquel il a déjà été fait référence, des seize « présidents ou dirigeants d’entreprises, hommes ou femmes d’affaires, financiers, professionnels ou citoyens fortunés » (1), celui de Warren Buffett dans le New York Times du 14 août dernier, celui des « millionnaires patriotes » américains ou encore la déclaration des milliardaires, également américains, qui ont créé The Giving Pledge (2). On y trouvera notamment, en guise de justification, des principes moraux de réciprocité et de compensation des inégalités des chances, ainsi que des arguments patriotiques et économiques.

Ces principes interviennent dans le jugement moral porté par n’importe quel observateur sur les propositions d’impôt volontaire. Suffisent-ils à atténuer ou à supprimer le scepticisme qu’elles peuvent susciter ? A priori (c’est-à-dire en l’absence d’informations spécifiques sur les raisons exactes des donateurs), donner volontairement de l’argent pour contribuer à l’intérêt général suscite un jugement moral de louange. C’est typiquement le cas lorsqu’il est évident que le donateur sacrifie une partie de ses ressources, ou bien lorsqu’il est effectivement sincère (3). Mais si le donateur ne sacrifie pas une partie de ses ressources et s’il n’est pas effectivement sincère, alors le jugement moral de louange peut être contrarié par un jugement moral négatif sur les raisons de son action. Les commentaires sceptiques sur les contributions volontaires, exceptionnelles ou permanentes, proposées par des personnes très riches se référaient à ce genre de doute sur la sincérité des raisons. Il s’agit de la première forme de scepticisme.

Une deuxième forme de scepticisme peut avoir pour origine les propres conceptions des observateurs qui cherchent à formuler un jugement. Par exemple, un partisan d’une intervention forte de l’État en matière de répartition des richesses trouverait dans ses propres convictions des raisons d’être sceptique sur les propositions de verser un impôt volontaire. Ce genre de scepticisme est simplement fondé sur les croyances (ou la théorie) de l’auteur du jugement.

Il peut y avoir une troisième forme de scepticisme, assez proche de la première. Elle repose sur l’absence de théorie permettant de justifier l’action philanthropique. Prenons l’exemple d’un observateur qui n’a pas d’opinion tranchée sur la manière de répartir les richesses au sein de la société. Cet observateur cherche à porter un jugement moral sur la contribution que des personnes fortunées se proposent de verser volontairement sous forme d’impôt. Naturellement, il va examiner les raisons qui motivent leur proposition, telles que ces personnes fortunées les décrivent elles-mêmes. S’il croit, après examen de ces raisons, qu’elles ne sont pas suffisantes ou qu’elles sont peu cohérentes, il formulera vraisemblablement un jugement moral de nature sceptique sur ces propositions de contributions volontaires sous forme d’impôt.

Il y a, dans l’histoire économique et sociale et dans la littérature philanthropique, des exemples d’initiatives fondées sur des croyances justifiées, voire sur une véritable théorie. Andrew Carnegie a proposé une telle théorie. Elle est exposée dans un article publié en 1890 (4). On y trouve une défense sans nuances du mode de production capitaliste, mais aussi une critique du système de distribution des richesses. Carnegie ne remet pas en cause l’individualisme, la propriété privée des moyens de production, la concurrence et l’accumulation de richesses qui résulte nécessairement de la réussite de l’entrepreneur. Mais il suggère une certaine manière d’administrer la richesse. À cet égard, les possédants ont le devoir, dit-il, de « donner l’exemple d’un mode de vie modeste et non ostentatoire, évitant les manifestions de la richesse et du luxe ». Ils ont aussi le devoir de redistribuer au cours de leur vie (et non après leur vie, en laissant à l’État le soin de faire usage de leur héritage) le surplus de richesses qu’ils ont accumulé. La bonne administration des grandes fortunes est, poursuit-il, « le véritable antidote à la distribution inégalitaire des richesses, la réconciliation des riches et des pauvres ». Car le riche, au sens de Carnegie, est un intendant (steward) de ses richesses, c’est-à-dire qu’il gère sa fortune en vue du bien commun.

Carnegie critiquait aussi la « charité sans discernement », et il le faisait en avançant des arguments moralement intolérables. En effet, s’inspirant de la théorie évolutionniste d’Herbert Spencer (célèbre penseur de la deuxième moitié du 19ème siècle avec lequel il entretenait des liens), il reprit le principe de la sélection des plus aptes pour affirmer que les dons des riches devaient être destinés à la catégorie des pauvres qui s’efforçaient de sortir de leur condition. Mais il n’en demeure pas moins que Carnegie proposait une théorie de la philanthropie. On peut le critiquer pour certaines thèses de sa théorie, ou critiquer la théorie dans son ensemble. Mais de cette critique il ne résulte pas le même genre de scepticisme que celui qui provient de l’absence de théorie véritablement réfléchie. Car la philanthropie sans théorie engendre nécessairement le scepticisme.

C’est peut-être là que se trouve l’une des origines du scepticisme suscité par les récentes initiatives de personnes fortunées pour payer plus d’impôts. Mais il est possible que, dans le contexte économique actuel, ces initiatives conduisent à la formulation, par les personnes fortunées elles-mêmes, de théories élaborées de la philanthropie.

Alain Anquetil

 

(1) Paru dans Le Nouvel Observateur. Voir également le dossier de L’Expansion.

(2) Ils se sont engagés à faire don de la majorité de leur fortune et souhaitent que leur initiative s’étende à des riches qui ne sont pas milliardaires.

(3) Dans Les fondements de la métaphysique des mœurs, Kant a pris l’exemple de la philanthropie pour démontrer à quelle condition celui qui fait don de son argent accomplit un acte authentiquement moral. L’expression « effectivement sincère » que j’utilise ici ne fait pas référence à l’analyse kantienne.

(4) « Wealth and the best fields for philanthropy », LSE Selected Pamphlets (LSE : London School of Economics), 1890.

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