Même si l’on peut défendre la position selon laquelle tout mensonge est un mal quelles que soient ses conséquences et l’intention qui en était à l’origine, certains types de mensonges sont tolérés, voire recommandés. C’est le cas de ce que l’on appelle le « mensonge blanc ». Il s’agit d’un type de mensonge qui ne cause pas de torts (à l’inverse du mensonge « pernicieux »), ou du moins pas de torts significatifs. On peut en dire beaucoup de choses : le mensonge blanc souligne la nécessité de distinguer, d’un point de vue moral, plusieurs catégories de mensonges ; il remplit une fonction sociale ; et il répond à un certain genre de mécanisme psychologique. L’éthique des affaires académique s’y est intéressée, peut-être parce que les petits mensonges renvoient à la supposée « thèse de la séparation » entre la morale de la vie ordinaire et la morale de la vie des affaires.

1.

Dans « La devise de Rousseau », le théoricien de la littérature Jean Starobinski résume les catégories de mensonges proposées par Augustin : « On ment, selon Augustin, 1° dans l’enseignement religieux, pour amener quelqu’un à la foi ; 2° pour léser injustement son prochain; 3° pour rendre service à quelqu’un tout en portant préjudice à un autre; 4° pour le simple plaisir de mentir et de tromper; 5° pour rendre la conversation agréable; 6° pour être utile à quelqu’un sans nuire à personne; 7° pour sauver la vie à quelqu’un; 8° pour éviter à une personne de subir un attentat impur. » Un peu plus loin, Starobinski mentionne les « trois groupes fondamentaux de mensonges » que discutait Thomas d’Aquin et les théologiens médiévaux : « I. Le mensonge pernicieux, qui couvre les catégories 1 à 4 d’Augustin. II. Le mensonge plaisant (« où l’on recherche une délectation légère ») qui correspond à la catégorie 5 d’Augustin. III. Le mensonge officieux, discuté dans les catégories 6 à 8 d’Augustin. Pour Thomas d’Aquin ne sont mortels que les péchés contraires à la charité. Le mensonge plaisant et le mensonge officieux ne sont pas mortels. » (1) Les discussions sur les degrés de gravité morale des mensonges se contentent souvent de recourir à la distinction binaire entre les mensonges nuisibles (« pernicieux ») et non nuisibles (« blancs » ou « officieux »). Ainsi le psychiatre américain Ben Karpman affirme que « si, dans la vie ordinaire, nous somme confrontés à différentes formes de mensonges, il est possible d’en distinguer deux genres principaux : le mensonge non nuisible ou innocent (le mensonge blanc – the white lie), qui est jugé bénin du fait qu’il répond à un besoin éprouvé par autrui sans faire de torts à quiconque, voire en faisant du bien à autrui. Il s’agit d’une forme de défense universelle contre une infériorité réelle ou imaginaire. Mais elle n’est pas encouragée socialement dans la mesure où un usage trop fréquent de ce type de mensonge pourrait déboucher sur des formes plus malignes. Le second type de mensonge est le type « malin ». Sa finalité est l’obtention d’un gain personnel au détriment d’autrui. Il peut prendre des formes relativement inoffensives et mineures mais il peut aussi, à l’autre extrême, constituer une menace pour la vie. Le mensonge malin n’est pas toléré car il menace notre sécurité. » (2)

2.

Si le premier type, le mensonge blanc, est toléré, c’est d’abord parce qu’il remplit une fonction sociale. Marie-Anne Paveau, professeure en sciences du langage à l’université de Paris 13, note que « la vie sociale elle aussi est ponctuée de « mensonges blancs », selon une appellation issue de Thomas d’Aquin, qui arrondissent les angles et évitent les guerres, froides ou déclarées. Et il n’est pas si sûr que la vérité soit toujours considérée comme une chose bonne (à dire) et conforme à la morale. » (3) Une deuxième explication de la raison pour laquelle le mensonge blanc est pratiqué sans susciter l’indignation morale a une origine psychologique. Le philosophe américain Arnold Isenberg soulignait l’attitude apparemment ambiguë et paradoxale que nous avons à l’égard du mensonge : « Nous sommes parfois extrêmement réticents à mentir, mais à d’autres moments nous en faisons fort peu de cas. Si nos scrupules à l’égard du mensonge sont réellement forts, il faut des raisons fortes pour pouvoir les surmonter psychologiquement ou pour justifier notre mensonge d’un point de vue moral. Mais en ce qui concerne le mensonge blanc typique (du genre : « Vous avez meilleure mine aujourd’hui »), le motif du mensonge, quoique souvent d’une importance très faible, suffit toutefois à surmonter le scrupule de mentir ; et pourtant, aussi souvent quoique pas dans tous les cas, c’est lorsqu’il y a beaucoup à gagner et peu à perdre que l’idée du mensonge nous perturbe. » (4) Nos réticences ordinaires à l’égard du mensonge blanc peuvent provenir également, comme le suggère le sociologue Alan Ryan, du fait que notre souci d’autrui – de sa condition présente, de ses attentes, de ses besoins, de ses émotions – produit en nous des représentations qui nous donnent des raisons d’ignorer nos scrupules. « Nous sommes motivés en permanence par des considérations conséquentialistes », dit Ryan, « c’est-à-dire des considérations relatives non pas au devoir inconditionnel de dire la vérité, mais à l’effet sur autrui de ce que nous lui disons ». Il ajoute : « Ces considérations ont trait en général au bien-être des gens dont nous sommes proches. Elles manquent de sophistication : nous passons peu de temps à nous demander dans quelle mesure notre conduite contribue à la perpétuation de pratiques sociales répandues. Mais ces considérations ne peuvent pas se trouver à la base de notre motivation. Si tel est le cas, elles ne font pas partie de la délibération consciente d’une personne qui est confrontée à la question de savoir s’il faut ou non dire la vérité. » (5)

3.

Au sein de l’éthique des affaires académique, le mensonge blanc devrait renvoyer quasi automatiquement à l’idée de « thèse de la séparation ». Celle-ci est une manière d’affirmer à quel point les réflexions et les jugements sur la place de la morale dans les affaires – non seulement les réflexions et jugements qui émanent de la pensée ordinaire, mais aussi ceux qui sont produits par les spécialistes du domaine – sont imprégnés par le préjugement selon lequel la morale des affaires est moins exigeante que la morale ordinaire – celle-ci considérant que les préceptes moraux ont une valeur inconditionnelle. Comme le dit par exemple Andrew Wicks, la thèse de la séparation est un élément d’arrière-fond qui intervient dans la manière dont sont habituellement compris le fonctionnement de la vie des affaires et la place qu’y tient la moralité : « Dans notre société, les gens adoptent un cadre conceptuel dans lequel l’éthique et la vie des affaires sont vues comme des catégories distinctes et des domaines indépendants. Chacun a ses propres concepts particuliers, son langage et sa logique ». (6) On peut aller plus loin en estimant que certaines règles (les « règles de la zone grise ») souvent invoquées dans la vie des affaires pour justifier des conduites immorales, comme la règle « Tout le monde le fait », sont des cristallisations normatives, entre autres, de mensonges blancs. Ceux-ci ont aussi été pris en compte dans divers travaux du champ de la Business Ethics, comme au sein de l’étude empirique proposée par Tuomo Takala et Jaana Urpilainen en 1999 dans le Journal of Business Ethics (7). Leur objectif était « d’étudier les situations dans lesquelles les managers ne disent pas la vérité ». Leur méthode consistait à analyser en détail des situations racontées par deux managers de haut niveau, un homme (John) et une femme (Jane). Ceux-ci ont été interviewés à deux reprises, d’abord dans le cadre d’un entretien semi-directif autour de thèmes imposés mais sur lesquels ils pouvaient s’exprimer librement en se référant à leurs expériences particulières, ensuite un autre entretien où ils devaient réagir face à quatre situations moralement problématiques, dont une relative au mensonge. L’un des points les plus intéressants de leur étude (par ailleurs un peu limitée sur le plan empirique et, par conséquent, quant aux enseignements à en tirer) est l’absence de référence des interviewés au mot « mensonge ». Il faut dire que Takala et Urpilainen eux-mêmes évitèrent d’utiliser ce mot pour ne pas activer chez leurs répondants une émotion de culpabilité. Mais cette omission n’a pas empêché le thème d’être traité. Par exemple, Jane définit le mensonge comme le fait de cacher quelque chose ou d’embellir la réalité en vue de tirer un bénéfice personnel, mais estime qu’il convient d’en distinguer différents degrés. Ainsi, selon elle (le propos paraît trivial), « les mensonges blancs sont plus inoffensifs que les mensonges plus forts » (8). Elle propose un exemple ordinaire de mensonge blanc, celui d’un mari qui viole la promesse faite à son épouse de rentrer le soir à une certaine heure, la trouve endormie mais, le lendemain matin, lui affirme être rentré plus tôt qu’en réalité. John, de son côté, ne distingue pas les mensonges blancs des autres types de mensonges, mais souligne que ce que l’on qualifierait, du point de vue d’un juge impartial, de mensonge, dépend en fait des caractéristiques de la situation. Par exemple, les faits relatifs à une négociation en cours sur le rachat d’une firme peuvent ne pas être révélés pendant la négociation : « Je refuse de dire que [cette dissimulation] est un mensonge », affirme-t-il, « je dirais plutôt qu’elle est liée à la nature de la situation ». Ainsi, pour Jane, certains mensonges sont acceptés car ils ont la nature de mensonges blancs (une distinction qu’elle établit a priori au sein du concept de mensonge), tandis que pour John, c’est en raison des traits de certaines situations, le concept ordinaire de mensonge ne s’y appliquant pas (John refuse d’ailleurs de définir ce concept, ce qui est cohérent avec sa position). Il est dommage cependant que Takala et Urpilainen n’aient pas fait référence à la thèse de la séparation. Elle leur aurait permis d’ouvrir le chemin vers une conceptualisation plus prometteuse des mensonges qualifiés de « blancs » dans la vie des affaires, une conceptualisation fondée par exemple sur les racines psychologiques des fameuses règles de la zone grise. Car celles-ci contribuent sans doute, ceteris paribus, aux mensonges supposés « blancs » qui y sont si souvent pratiqués. Alain Anquetil   (1) J. Starobinski, « La devise de Rousseau », Facoltà Di Lingue E Letterature Straniere, Università Degli Studi Della Tuscia, 2001. Je n’ai pas indiqué les retraits (essentiellement des citations en latin) que j’ai apportés dans ce passage. (2) B. Karpman, « Lying. A minor inquiry into the ethics of neurotic and pyschopathic behavior », Journal of Criminal Law and Criminology (1931-1951), 40(2), 1949, p. 135-157. (3) M.-A. Paveau, « Les diseurs de vérité ou de l’éthique énonciative », manuscript de l’auteur publié dans les Cahiers de recherche de l’École Doctorale en Linguistique française, 6, 2012, p. 197-212. (4) A. Isenberg, « Deontology and the Ethics of Lying », Philosophy and Phenomenological Research, 24(4),1964, p. 463-480. (5) A. Ryan, « Professional liars », Social Research, 63(3), 1996, p. 619-641. Ryan traite plus loin du cas des hommes politiques, à propos desquels il affirme qu’« il est très tentant de gloser sur l’incapacité actuelle, à la fois des hommes politiques et du public, de dire la vérité ou de l’accepter quand elle est prononcée ». Pour lui, les hommes politiques ont un devoir à première vue de dire la vérité car ils sont censés traiter en égaux les citoyens, donc « obtenir leur assentiment en (leur) disant la vérité ». Mais le cas des politiques diffère de celui des patients du médecin ou des clients de l’avocat, qui veulent connaître la vérité. Dans le cas des politiques, « le public crie aujourd’hui au scandale sur les mensonges des politiciens, mais il ne veut pas écouter quand on lui dit la vérité ». (6) A.C. Wicks, « Overcoming the separation thesis. The need for a reconsideration of business and society research », Business and Society, 35(1), 1996, p. 89-118. Cité dans A. Anquetil, Qu’est-ce que l’éthique des affaires ?, Paris, Vrin, « Chemins Philosophiques », 2008. (7) T. Takala et J. Urpilainen, « Managerial work and lying: A Conceptual framework and an explorative case study », Journal of Business Ethics, 20(3), 1999, p. 181-195. (8) Takala et Urpilainen proposent par ailleurs la définition que Sissela Bok donne du mensonge blanc – selon leurs termes, il est un « mensonge d’urgence ou une fausse affirmation qui n’a pas pour objet de faire du tort à qui que ce soit et est d’une importance mineure. Les mensonges blancs sont de petits subterfuges dont l’intention n’est pas de tromper. » Cf. S. Bok, Lying: Moral choice in public and private life, Vintage Books, 1999.

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