Les mots clés d’un récent article du New York Times sur les relations sociales au sein de la compagnie aérienne Ryanair (en particulier à l’égard de ses pilotes) comprendraient certainement les mots « flexibilité » (flexible work force), « conditions de travail » (labor conditions), « syndicats » (unions) et « réduction des coûts » (aggressive cost-cutting approach) (1).

Le mot « avantage » (advantage), qui figure aussi dans l’article, ne serait pas sélectionné parmi les mots clés. Certes, il se trouve dans une phrase importante qui signale le fait que des concurrents de Ryanair auraient pu profiter des annulations de vol pour réduire les avantages issus de sa politique de réduction des coûts (2). Mais on peut penser que ce qui importe aux yeux du lecteur, c’est le « moyen » (la réduction des coûts telle qu’elle est pratiquée par la compagnie aérienne), pas l’avantage qui en résulte et qui est comme contenu dans le moyen.

En outre, il semble inutile d’insister sur un mot (« avantage ») qui dénote des motivations typiques de la vie économique marchande : l’esprit de compétition, le désir de réussir, l’objectif de maximiser ses profits ou de maximiser la valeur de l’actionnaire. Ses deux sens principaux, qui sont fort connus et usités, renvoient d’ailleurs à cette motivation :

(a) « tout ce qui apporte un bien, un plaisir ou un profit », d’une part,

et (b) « supériorité qu’une personne a sur une autre, ou sur quelque chose, ou sur son état antérieur », d’autre part (3).

On notera que la situation décrite dans l’article du New York Times ne se limite pas au sens (b), qui répond à la logique d’un jeu à somme nulle (les concurrents de Ryanair gagnent les clients perdus par Ryanair). Car ce qui est perdu par Ryanair, c’est l’avantage accumulé par sa politique de gestion des coûts et plus largement son « modèle social », et cet avantage-là renvoie au sens (a) (4).

L’évidence, voire la banalité, du fait que les avantages économiques comme ceux obtenus (ou perdus) par Ryanair découlent des motivations intéressées des acteurs économiques n’explique que partiellement l’absence de saillance du mot « avantage ». Pour approfondir cette explication, il convient d’examiner sa généalogie.

Le sociologue et économiste Albert Hirschman a proposé une brève généalogie du mot « avantage ». Dans Les passions et les intérêts, il s’est intéressé à la « métamorphose » (un mot qu’il utilise) des vices en vertus – une métamorphose qui, pour des penseurs du siècle des Lumières comme Giambattista Vico, Bernard de Mandeville et Adam Smith, était source de prospérité (5).

La « passion des biens matériels » résume ces vices ou « passions destructrices » qui peuvent se convertir en vertus et produire, mieux que par le jeu des vertus, un bien-être général. Hirschman observe comme beaucoup d’autres que la cupidité et l’avarice sont deux vices essentiels de La Richesse des Nations d’Adam Smith (6). Mais il souligne surtout un glissement de la connotation du mot « avantage » à la suite des travaux de Smith :

« [Un] phénomène d’évolution linguistique […] permettra à Smith de faire, dans la même direction, un pas de géant : pour mieux faire passer l’idée, pour la rendre plus attrayante et plus convaincante, il émoussera la pointe de l’affreux paradoxe mandevillien [la transformation des vices privés en bien public] en remplaçant les mots « passion » et « vice » par des termes inoffensifs comme « avantage » ou « intérêt ». »

Dans son usage linguistique ordinaire, l’avantage serait le masque « inoffensif » de l’égoïsme.

Un mot encore sur la théorie de l’avantage mutuel défendue par Adam Smith à propos de l’échange économique. Il serait non seulement avantageux pour soi-même d’être motivé par son intérêt personnel, voire par la cupidité (7), mais il serait aussi mutuellement avantageux d’obéir à ce genre de motivation. Outre les gains individuels, la cupidité produirait des gains collectifs.

C’est pourquoi l’on peut affirmer que la recherche de l’avantage est indirectement vertueuse. Commentant Adam Smith, Russell Hardin affirmait ainsi que l’obtention d’avantages mutuels faisait de la cupidité une vertu : « La cupidité est une vertu […] en raison de sa relation contingente avec le bien-être collectif » (8).

Voilà un argument supplémentaire pour rendre compte de l’avantage du mot « avantage ». Il est moralement neutre (car justifiable par la « métamorphose » de la cupidité en vertu qui, si elle peut être contestée, se présente comme une justification), discret (il ne met pas en valeur l’égoïsme supposé de la nature humaine), et pertinent (il décrit des changements dans les situations des personnes). Ces atouts sont remarquables.

Alain Anquetil

(1) « Pilots revolt against Ryanair scrimping », New York Times, 20 novembre 2017. Voir également l’article du Figaro du 27 novembre 2017, « La crise des pilotes fait tanguer Ryanair » .

(2) « [Ryanair] concern is that rivals are capitalizing on the flight cancellation episode to organize Ryanair’s pilots and crew members – a move that analysts say would reduce the company’s advantage in low labor costs ». Sur les annulations, voir « En pleine crise des annulations, Ryanair supprime 18 000 nouveaux vols », Le Monde, 27 septembre 2017.

(3) Ces définitions sont issues du CNRTL.

(4) Expression utilisée dans l’article du Monde cité ci-dessus.

(5) A. O. Hirschman, The passions and the interests. Political arguments for capitalism before its triumph, Princeton University Press, 1977, tr. P. Andler, Les passions et les intérêts. Justifications politiques du capitalisme avant son apogée, Paris, PUF, Quadrige, 1997.,

(6) An inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, 1776, tr. fr. Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Paris, GF-Flammarion, 1991.

(7) Ce «  désir immodéré de gains et de richesses » (CNRTL) qui conduit par exemple à consommer des produits qui ne répondent pas à des besoins élémentaires, qu’il s’agisse de “babioles” ou de produits de luxe.

(8) R. Hardin, « Altruism and mutual advantage », Social Service Review, 67, 1993, p. 358-373.

[cite]

 

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