L’article publié le 25 novembre soulignait le rôle joué par le concept de jugement dans l’explication et la justification des démissions récentes de deux dirigeants de grandes organisations du fait de leurs relations adultères (David Petraeus, ancien directeur de la CIA, et Christopher Kubasik, ancien directeur des opérations de Lockheed qui était en voie d’être nommé directeur général). Le présent article traite de l’évaluation morale de cas de ce genre fondée sur le caractère. Comment apprécier, d’un point de vue moral, le caractère d’une personne qui accomplit des actions dignes d’éloge, moralement excellentes, alors qu’elle témoigne, à travers certaines de ses activités, d’un caractère non vertueux ?

Il est utile de commencer par un cas imaginaire. Supposons qu’un dirigeant d’entreprise (homme ou femme, mais j’utiliserai le masculin dans ce qui suit pour rester dans le contexte des cas réels discutés dans l’article précédent) soit marié et entretienne une relation adultère avec l’une de ses collaboratrices. Pour des raisons qui s’éclaireront plus loin, ce dirigeant n’est pas propriétaire de son entreprise. Supposons également que, dans le cadre de ses fonctions, ce dirigeant, déjà connu pour sa sensibilité éthique, a accompli une action moralement digne d’éloges – une action exemplaire de ce que devrait être la responsabilité sociétale de l’entreprise, pour reprendre une convention de langage. Il a par exemple sacrifié sans contrepartie ses intérêts matériels particuliers au profit des intérêts du personnel de son entreprise. Supposons en outre qu’une enquête d’opinion réalisée par un magazine auprès du grand public révèle que 100% des répondants estiment que ce dirigeant est un authentique « héros moral ». Cependant sa relation adultère est soudain révélée. Il la confirme publiquement et reconnaît avoir manqué à ses devoirs déontologiques. Comment le caractère moral de ce dirigeant sera-t-il évalué ? La valeur morale dont témoignaient à la fois son mode de gouvernement d’entreprise et son action exemplaire s’en trouvera-t-elle significativement diminuée ?
Beaucoup des commentaires relatifs à la démission du général Petraeus ont tourné autour de cette dernière question. On s’est par exemple étonné qu’un homme manifestant une telle excellence dans son métier – un homme « habitué à être un demi-dieu, à soigner sa célébrité et à construire son image publique », rappelait Maureen Dowd, éditorialiste au New York Times (« Reputation, Reputation, Reputation ») – ait pu être destitué (ou s’auto-destituer) d’une fonction publique de haut niveau pour un fait privé d’adultère. En réalité, la question centrale est double : elle demande si les adultères qu’ont commis David Petraeus et Christopher Kubasik réduisent leur valeur morale (la valeur qui leur est attribuée en tant que personne, c’est-à-dire qui est imputée à leur caractère) et si leur valeur morale comptait effectivement dans les fonctions directoriales qu’ils occupaient ?
La réponse à cette dernière partie de la question dépend de la qualité du répondant. Si l’on reprend l’exemple imaginaire, il est possible qu’une très grande partie de l’opinion publique, peut-être 100%, considère que, malgré sa relation adultère, notre dirigeant exemplaire est toujours un authentique « héros moral », qu’il demeure ou non à la tête de son entreprise. Le philosophe Owen Flanagan souligne à propos de Martin Luther King qu’« il a fréquemment commis l’adultère et a eu des relations sexuelles avec de nombreuses femmes. Mais cela n’est généralement pas considéré comme un fait annulant son mérite moral » (1).
Si l’on prend maintenant le point de vue de l’organisation à laquelle appartient notre dirigeant imaginaire, l’évaluation peut s’avérer fort différente. Dans la mesure où il n’est pas propriétaire de son entreprise, son sort dépend du conseil d’administration et, à travers lui, des actionnaires majoritaires de son entreprise. Tout en reconnaissant sa haute valeur morale en tant que personne et ses qualités techniques de leadership, le conseil d’administration pourrait fort bien lui suggérer de démissionner au nom de l’intérêt de l’entreprise.
Dans certains cas, les défauts du caractère (les vices) peuvent concourir à la réalisation de biens moraux. Appliqué à l’adultère, ce schéma pourrait prendre différents formes, par exemple l’utilisation de relations adultères comme moyen de réaliser une fin bonne (en un sens objectif, comme dans le cas imaginaire ci-dessus) ou, selon une perspective moins noble et même suspecte, comme moyen de conserver un équilibre psychologique. Ainsi, notre dirigeant imaginaire pourrait défendre l’idée que sa relation adultère renforçait son engagement à faire le bien, soit directement (par exemple sa partenaire l’encourageait à réaliser des biens moraux), soit indirectement (sa relation adultère était un moyen pour lui de maintenir un équilibre psychologique). On remarquera qu’un argument du même genre a été présenté dans le cas de Petraeus. Il est fondé sur des circonstances atténuantes, des circonstances susceptibles de maintenir l’équilibre psychologique des personnes intéressées. Maureen Dowd l’a suggéré en affirmant qu’« il est normal que des hommes habitués à vivre loin de leurs familles [elle évoque le temps où le général Petraeus était en Afghanistan] et se trouvent cloîtrés en compagnie d’autres hommes (…) puissent s’ébattre à travers des messages électroniques », ou : « Le scandale rappelle opportunément que (…) ces gens sont des êtres humains qui travaillent dans des circonstances extrêmement stressantes, si bien que leurs jugements peuvent ne pas être irréprochables ».
Flanagan affirme qu’il existe des saints moraux « moralement déficients à certains égards, et dont les défauts moraux semblent participer de leur aptitude à accomplir de bonnes actions, voire des actions exemplaires ». Il cite le cas admirable et bien connu d’Oskar Schindler. Propriétaire et dirigeant de son usine d’émaillage au début de la seconde guerre mondiale, il sauva ses employés juifs de l’extermination. Schindler est, selon Flanagan, un exemple de personne possédant à la fois des vices et des vertus mais capable de mettre ses vices au service de l’accomplissement d’un bien moral – les vices en question étant des qualités que « la plupart d’entre nous trouveraient problématiques chez Schindler : son hédonisme, son avarice, sa capacité d’entretenir des relations conviviales mais purement instrumentales avec autrui ».
Flanagan décrit la situation psychologique de Schindler et la manière dont il exploita ses propres vices. En 1941, après la création du ghetto juif de Podgorze, Schindler, qui dirigeait une usine à Cracovie, « a été saisi par la terreur et le désespoir qu’il lisait sur le visage de ses ouvriers. Il s’est alors employé sans relâche, pendant les quelques années qui ont suivi, à consacrer une somme considérable d’ingéniosité, d’argent et d’énergie à la protection des Juifs de Cracovie, risquant ainsi sa vie. (…) Mais, pour autant qu’on le sache, il ne s’agit pas d’un cas de conversion morale, comme celle d’Augustin ou de Marie-Madeleine. Ce qui est fascinant chez Schindler, c’est que tout en faisant preuve de cette noblesse morale, il est resté hédoniste, porté sur l’alcool, coureur de jupons et fort peu soucieux de ses responsabilités familiales. En fait, c’est précisément parce qu’il manifestait une convivialité virile, conservait chez lui une bonne réserve de liqueurs et appréciait la compagnie des jolies femmes et des officiers SS qu’il a pu empêcher ses « relations sociales » de mener à bien leur horrible projet. » Même si ces activités visaient à duper des personnes méprisables (à l’égard desquelles, précise Flanagan, Schindler finit par concevoir du mépris), la coexistence de qualités vertueuses et vicieuses en fait un « personnage profondément paradoxal ».
Cependant il est probable que de tels paradoxes du caractère, s’ils sont révélés, aient de la place dans un contexte organisationnel où domine la conformité effective à des règles collectives. Si bien que des personnes ayant une haute valeur morale du point de vue de la réalisation de bien objectifs mais possédant des défauts du caractère tels que ceux décrits précédemment pourraient être amenés, suivant les circonstances, à quitter leur organisation.

Alain Anquetil

(1) O. Flanagan, Varieties of moral personality. Ethics and psychological realism, Harvard University Press, 1991, tr. fr. S. Marnat, Psychologie morale et éthique, Paris, PUF, 1996.

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