L’assaut d’un commando terroriste contre le complexe industriel gazier de Tiguentourine dans le sud de l’Algérie – un site exploité par la compagnie BP – soulève des questions conceptuelles sur les relations entre la vie économique marchande et l’environnement politique dans lequel elle se déploie. Le sujet a été assez peu traité en tant que tel dans l’éthique des affaires académique – du moins peu de travaux abordent frontalement le sujet. Ce billet s’intéresse à un argument général, développé par un auteur dans la littérature spécialisée en Business Ethics, relatif aux effets du « principe terroriste » sur la confiance et la régulation sociale. Toutefois, l’auteur ne s’arrête pas à l’idée selon laquelle le « principe terroriste » nuit à la vie sociale et économique.


Dans un article publié dans le Journal of Business Ethics en 1987, consacré aux effets du progrès technologique sur la confiance, le sociologue Louis Bluhm distinguait quatre types d’interactions sociales (1). Selon sa typologie, celles-ci dépendent de deux facteurs : la capacité à prédire (« prédictibilité ») l’occurrence des événements et leurs conséquences ; l’évaluation de l’effet de ces événements sur son propre bien-être. Le croisement des deux facteurs produit quatre situations selon les combinaisons résultant d’une prédictibilité forte ou faible et d’un effet favorable ou défavorable des événements sur le bien-être individuel. Par exemple, une situation avec forte prédictibilité et effet favorable des événements sur le bien-être est caractéristique d’une confiance quasi routinière et institutionnalisée entre les acteurs. Ainsi un automobiliste s’attend avec une très forte probabilité à ce que les autres automobilistes s’arrêtent au feu rouge (prédictibilité forte), prédiction qui a des conséquences favorables sur son propre bien-être. Ici, sauf exception, l’ensemble des usagers de la route estime qu’il est avantageux de se conformer de façon routinière à des normes de ce genre. Le jugement de confiance est en quelque sorte garanti par les caractéristiques de cette interaction sociale. Dans une telle situation, la vie économique connaît un développement idéal.
À l’opposé de cette combinaison favorable se trouve celle où la prédictibilité est faible et où l’occurrence d’un événement (imprévisible) produit des conséquences fâcheuses sur son propre bien-être. Bluhm souligne à quel point cette situation nuit à la confiance : « Un comportement qui est à la fois imprévisible et nuisible est très problématique pour toute société. Un non-conformisme extrême, le crime et le terrorisme sont des exemples de comportements qui contribuent à miner la confiance au sein de la société et à désintégrer la structure sociale. (…) (En particulier,) le terroriste introduit un événement imprévisible, porteur de conséquences négatives, qui détruit la confiance ».
Il n’existe aucun moyen de se protéger contre une situation de ce genre, sauf un, radical, qui consiste à éviter les interactions sociales dans lesquelles des évènements imprévisibles et nuisibles pourraient se produire. Les moyens classiques de protection contre de possibles événements négatifs (d’une part l’institution de contrôles visant à réduire au minimum les risques d’événements nuisibles, par exemple les contrôles sanitaires – qu’ils soient officiels ou réalisés par les acteurs eux-mêmes – dans le domaine agro-alimentaire ou pharmaceutique ; d’autre part l’ensemble des mécanismes d’assurance ou d’octroi de garanties en vue de se couvrir en cas d’occurrence de tels événements) sont inopérants. « La réaction logique est d’éviter toute interaction », conclut Bluhm avant d’ajouter que ceci conduit inévitablement à une dissolution de la vie sociale structurée et impersonnelle, chaque individu préférant entrer en relation avec autrui au sein de groupes restreints.
Transposé à l’identique au cas d’entreprises qui, comme BP en Algérie, risqueraient d’être victimes d’actes terroristes, cela signifie que ces entreprises éviteraient toute opération économique dans des pays sujets à de tels risques.
Bluhm appelle principe terroriste « la réalisation d’actes qui sont imprévisible et ont des conséquences négatives sur les intérêts et les valeurs des individus impliqués ». Mais il ne défend pas la thèse selon laquelle ce principe nuit uniquement à la vie sociale et économique. Au contraire, il peut, selon ses termes, « contribuer à l’homogénéité d’une société complexe ». C’est le cas lorsqu’une autorité légitime utilise le principe terroriste pour assurer un contrôle social. Bluhm cite l’exemple des radars visant à identifier et à sanctionner les automobilistes en excès de vitesse, spécifiquement lorsque ces radars sont placés sans avertissement sur un tronçon routier. Dans ce cas, dit Bluhm, l’événement (l’enregistrement d’un excès de vitesse) « est imprévisible et ses conséquences ne sont pas agréables pour l’auteur de l’infraction ». Un tel dispositif a pour fonction de faire en sorte que les automobilistes contrôlent leur vitesse à tout moment. Le principe terroriste remplit alors une fonction sociale régulatrice.
Bien sûr, il paraît impossible de tirer une semblable conclusion dans le cas de l’attaque contre le complexe industriel gazier de Tiguentourine, même si la remarque de Bluhm place les actes terroristes de ce type sous la bannière plus large d’un « principe terroriste ». On doit en rester au constat bien connu selon lequel le principe terroriste a des effets négatifs sur la confiance et sur la vie économique. Ce constat est à peu près celui de la « suspicion sociale » (social suspicion) qu’un autre sociologue, Morton Deutsch, définissait comme le fait « qu’une personne 1 (par exemple une firme) soupçonne qu’une personne 2 (par exemple un groupe terroriste) va accomplir quelque chose, et que la personne 1 perçoit que la conduite de la personne 2 à laquelle il s’attend est jugée par la personne 2 pertinente du point de vue de la personne 1 » (2). Une définition qui mérite d’être discutée dans le cas en question – ce qui sera l’objet du prochain billet.

Alain Anquetil

(1) L.H. Bluhm, « Trust, terrorism, and technology », Journal of Business Ethics, 6, 1987, p. 333-341.
(2) M. Deutsch, « Trust and Suspicion », The Journal of Conflict Resolution, 2(4), 1958, p. 265-279.

Share this post:
Share with FacebookShare with LinkedInShare with TwitterSend to a friendCopy to clipboard