Le projet de loi Pacte, qui inclut une réforme de l’objet social de l’entreprise consistant notamment en l’inscription dans la loi de sa « raison d’être », devrait être présentée à la mi-juin 2018 en conseil des ministres (1). Dans les deux articles précédents, nous avons traité (sous un certain angle) de la relation conceptuelle entre idée et intérêt, une relation mise en scène dans le projet de réforme. Ce genre de mise en scène n’a rien d’original lorsqu’on veut introduire une nouveauté touchant des intérêts matériels. Elle reflète la convention selon laquelle des idées appropriées, justifiées et convaincantes – en bref, compatibles avec la logique des intérêts – doivent être avancées afin qu’un changement puisse advenir. Cependant, ces idées peuvent s’articuler de différentes façons avec les intérêts. Ce troisième article est consacré à trois de ces articulations.

 

1.

Les « idées » du projet de réforme

Quantité d’idées ont été évoquées dans le cadre de la réforme de l’objet social de l’entreprise, notamment dans le rapport « L’entreprise, objet d’intérêt collectif » du 9 mars 2018. Notre article du 26 avril 2018 avait noté différentes « convictions » dont la fonction était de justifier la réforme – des croyances ayant le caractère de visions du monde, dont les conséquences sur le bien-être général sont supposées positives : la conviction que « l’entreprise a une raison d’être et contribue à un intérêt collectif », que « l’entreprise est un outil puissant pouvant apporter une forte contribution à l’intérêt général, dès maintenant et pour les générations futures », et que « cette vision du capitalisme [est celle] que [le gouvernement veut] promouvoir » (2).

D’autres « idées » peuvent être ajoutées. Par exemple, le PDG du groupe Total, Patrick Pouyanné, estimait lors de l’assemblée générale du Global Compact France le 23 avril 2018 qu’« on ne peut pas parler de stratégie d’entreprise et réfléchir au futur si on ne dit pas quelle est la vocation de l’entreprise », tandis que Jean-Dominique Senard, l’un des deux auteurs du rapport « L’entreprise, objet d’intérêt collectif », remarquait que son contenu était « un hymne à la responsabilisation des entreprises » et ajoutait que cette « responsabilisation devrait permettre d’éviter la tentation de nouvelles lois [de la nature de celles du devoir de vigilance] » (3).

Ces observations de caractère général ne semblent pas clairement distinguer idées et intérêts, sans doute parce que, dans le contexte économique, ceux-ci sont supposés et n’ont pas à être rappelés, peut-être aussi parce que les deux concepts pourraient se confondre.

La notion de « raison d’être » elle-même semblent les réunir. N’est-elle pas un moyen pratique d’aller de l’idée à l’intérêt (de justifier par une idée la recherche de l’intérêt économique) et, dans le même temps, d’aller de l’intérêt à l’idée (de définir une idée qui soit compatible avec l’intérêt économique) ? C’est un argument plausible, mais qui ne rend pas justice à la différence entre les deux concepts et aux genres de relations qu’ils peuvent entretenir. Nous en discutons dans la section suivante.

 

2.

Types de relations entre idées et intérêts

Jennifer Hochschild, professeur américaine de sciences politiques, a proposé trois types de relations entre idées et intérêts (4).

2.1 Selon le premier type, les idées peuvent primer sur les intérêts.

Il est facile d’imaginer la conséquence pratique de cette perspective, ainsi que le test qui permet de vérifier qu’elle est effectivement à l’œuvre dans une situation donnée.

Le test est le suivant : si une personne agit, au nom d’une idée, à l’encontre de ses intérêts matériels, sachant que ceux-ci conduiraient à une autre action en l’absence de cette idée, alors l’idée a priorité sur les intérêts.

Hochschild, qui situe son propos dans le champ politique, discute du lien entre cette possibilité et la fausse conscience. Une idée – par exemple l’idée, qui peut être entretenue par des personnes disposant de bas revenus, selon laquelle les riches méritent de posséder leurs richesses (un exemple de Hochschild) – peut éloigner les personnes, ou certaines catégories de personnes, d’une vision juste de leurs propres intérêts.

2.2 Le second type de relation entre idées et intérêts est une relation de justification.

Il s’agit d’une justification qui engendre des effets pratiques. Les « idées peuvent justifier les intérêts », affirme Hochschild, qui précise qu’elles « peuvent conduire une personne à agir de façon plus déterminée en vue de faire ce qu’elle veut faire », c’est-à-dire en vue de satisfaire ses intérêts.

Ici aussi, le renforcement des intérêts par les idées peut résulter d’une manipulation idéologique ou d’une fausse conscience. À titre d’illustration, Hochschild cite d’emblée le « rêve américain » que certains pourraient critiquer au motif qu’il « encourage les gagnants de la ‘loterie de la vie’ à croire qu’ils méritent leur bonne fortune ».

2.3 Le troisième type de relation entre idées et intérêts suppose que les idées se rapportent à une conception de l’identité personnelle – une identité qui, naturellement, peut se rattacher à des groupes, notamment des groupes ethniques.

« Selon cette perspective », explique Hochschild, « on fait ce que l’on est ; les actions d’une personne sont déterminées (directed) par une vision de ses propres intérêts qui provient des idées ou des conceptions de son identité dans un contexte particulier ».

Par exemple, le membre d’un groupe opprimé au sein d’une société donnée peut, à travers une nouvelle conception de son identité (une nouvelle « idée »), laisser de côté son intérêt actuel pour la sécurité et définir un nouvel intérêt fondé sur la résistance à l’oppression.

Hochschild ne se contente pas de telles illustrations. Elle souligne la place de ce troisième type de relation entre idées et intérêts au sein des sciences sociales (« les idées, et non les structures, les processus ou les intérêts, sont le moteur de l’histoire »), ainsi que ses « multiples connotations politiques ».

 

3.

Application

Les trois types envisagés sont applicables, mutatis mutandis, aux échanges relatifs au projet de réforme de l’objet social de l’entreprise, dont la section 1 a proposé un résumé succinct. On peut aller jusqu’à considérer que les types 2.1, 2.2 et 2.3 correspondent à trois manières d’interpréter le projet, voire de comprendre la notion de raison d’être.

Le type 2.1 suggère une interprétation bien connue de tous ceux qui donnent du crédit à la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE). En résumé, la RSE incarne l’idée, et on attend d’elle – c’est aujourd’hui une attente communément admise er conventionnelle – qu’elle ait des effets pratiques, y compris sur les intérêts. À travers la raison d’être, les intérêts poursuivis par l’entreprise ne sont plus seulement matériels. Ils sont aussi sociétaux.

Selon le type 2.2, l’idée renforce les intérêts, et si ceux-ci sont conçus comme essentiellement matériels (la recherche du profit et de la réputation), alors la notion de raison d’être prend une toute autre acception. Elle revient à masquer la recherche prioritaire, par les entreprises, de leurs intérêts matériels.

L’argument se rapproche de la perspective que nous avions évoquée dans le précédent article. Nous y avions présenté la thèse selon laquelle la logique des intérêts matériels pouvait opérer en arrière-plan des actions des personnes impliquées dans une sphère d’activités. En outre, elle pouvait se dissimuler sous les habits de l’idée. Bien qu’orientée vers le bien, l’idée n’était alors qu’une illusion.

Le type 2.3 pourrait être transposé de la façon suivante. La raison d’être d’une entreprise est l’expression de son identité. Celle-ci dépend de différents facteurs, y compris des facteurs externes tels que le mouvement de la RSE que nous avons évoqué. Toutefois, à l’inverse du cas 2.1, ce n’est pas « l’idée de la RSE » qui façonne les intérêts poursuivis par l’entreprise, mais ce qu’elle est. Il pourrait en résulter une conception subjective de la raison d’être qui pourrait contrevenir à la vision que cette notion ne fait pas que rendre compte des missions particulières d’une entreprise, mais qu’elle porte une vision générale et commune à toutes les entités productives.

Peut-être les termes du futur projet de loi permettront-ils de situer cette notion, ainsi que l’ambition portée par la réforme de l’objet social de l’entreprise.

Alain Anquetil

(1) Voir « Loi Pacte 2018 : que prépare Bruno Le Maire ? », JDN, 22 mai 2018, et « La loi “Pacte” à nouveau décalée », Le Figaro, 6 mai 2018.

(2) Cf. mon article « Les idées et les intérêts dans la réforme de l’objet social des entreprises (1) », in Blog éthique des affaires, 26 avril 2018.

(3) Ces citations, ainsi que la partie entre crochets, proviennent d’un article de Novethic du 30 avril 2018 : « Loi Pacte : les grands patrons veulent plus de simplification administrative ».

(4) J. L. Hochschild, « How ideas affect actions », in R. E. Goodin & C. Tilly, The Oxford Handbook of Contextual Political Analysis, Oxford University Press, 2006.

[cite]

 

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