L’une des informations majeures de l’été, sans doute la plus considérable, est l’« annihilation biologique » résultant de l’extinction de masse des vertébrés et du déclin de la biodiversité actuellement en cours sur l’ensemble des continents et dans les océans. Ce constat provient d’une étude publiée le 10 juillet 2017 dans la revue PNAS (Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America) (1). Si l’on ne se réfère pas à l’étude elle-même, que ce soit dans sa version longue ou dans sa version courte, on pourra consulter les nombreux articles qui en ont rendu compte au début de l’été (2). Ses conclusions sont alarmantes et certaines ont frappé les esprits, par exemple la diminution des populations d’espèces communes en Europe telles que l’espèce du chardonneret, dont les effectifs sur le territoire français ont baissé de 40% en 10 ans.

Mais l’un des aspects les plus significatifs de l’article concerne l’intérêt du public pour le sujet. Les auteurs notent qu’il n’est pas à la hauteur de la gravité des faits. Selon eux, la raison viendrait de la manière dont les scientifiques parlent de l’extinction des espèces. Ils donneraient en effet l’impression que, selon les termes de l’article, « le biote de la Terre n’est pas gravement menacé, ou encore que la Terre entre lentement dans un épisode de perte majeure de la biodiversité qui ne devrait pas susciter une profonde inquiétude [car] il resterait assez de temps pour traiter la question ultérieurement ou pour développer des technologies permettant une « désextinction » » (3).

Cependant, les auteurs n’évoquent pas les autres déterminants possibles de l’attitude du public à l’égard de l’environnement. Ces déterminants sont, bien sûr, au-delà de leur propos, mais ils pourraient avoir un effet sur l’efficacité des politiques publiques en matière environnementale (4). Il en est question dans une étude récente publiée dans le journal Environment and Behavior. L’argument général est que les individus formeraient des « croyances compensatrices » qui influenceraient leurs comportements pro-environnementaux ou éco-citoyens. Il fait l’objet du présent billet.

1.

Déterminants psychologiques

Un article en ligne du psychologue Mickaël Dupré publié en 2015 traitait des variables psychologiques qui conduisent les individus à adopter des comportements respectueux de l’environnement. Il soulignait que, contrairement à l’intuition, le souci pour l’environnement contribue très faiblement au comportement éco-citoyen. En revanche, « la connaissance des questions environnementales et la connaissance des stratégies d’action environnementale (comment faire) », le « sentiment de responsabilité à l’égard de l’environnement » et « l’attachement à la communauté », dont « l’attachement à la nature », ont un effet significatif sur les comportements pro-environnementaux.

À ces variables s’ajoute la perception des contraintes qui sont associées à ces comportements, par exemple le coût ou le temps passé. L’appréciation de ces contraintes relève d’un calcul coût – bénéfice qui peut être fait par des individus confrontés à des choix ayant une implication écologique.

Mais l’intérêt de cette variable concerne aussi sa fonction. Dupré signale en effet qu’elle remplit une « fonction justificatrice des comportements non respectueux de l’environnement ». Par exemple, laisser son ordinateur allumé avant de quitter son bureau peut être justifié par une contrainte de temps liée au fonctionnement de la machine sur lequel l’utilisateur n’a pas de prises. Or, selon Dupré, « cette justification-prétexte permet à l’individu de protéger ses convictions (il est important de préserver l’environnement) et l’image qu’il a de lui-même (je suis sensible à l’environnement) ». Elle l’autorise pratiquement à commettre une action (laisser l’ordinateur allumé avant de partir du bureau) qui serait jugée blâmable selon une perspective écologique.

2.

Compensation morale et croyances compensatrices

La justification en question dans l’exemple de Dupré n’a pas la nature d’une compensation au sens de la recherche d’un « équilibre entre deux choses complémentaires ou antagonistes » (6) ou entre un mal et un bien. Or, l’idée de compensation peut désigner un mécanisme psychologique susceptible d’intervenir pour orienter la conduite des individus à l’égard de l’environnement. Elle est l’objet de l’étude qui a été publiée début 2017 dans Environment and Behavior (7). L’un de ses objectifs est d’expliquer les incohérences que manifestent les individus dans leur conduite en matière d’environnement, soit entre leurs actes, soit entre leurs déclarations et leurs actes.

Son idée maîtresse est la suivante : confrontés à certains types de situations morales, notamment des situations impliquant la protection de l’environnement, les personnes résoudraient un conflit entre leurs désirs, leurs valeurs ou leurs buts en activant des croyances compensatrices. Selon les mots des auteurs de l’article, « les gens [pourraient ainsi rechercher] un équilibre entre des buts ou des désirs conflictuels  –  par exemple a) prendre plaisir à conduire une voiture de prestige mais ayant une mauvaise efficacité environnementale et b) vouloir paraître préoccupé par l’environnement ».  La recherche d’un tel équilibre compensateur pourrait éclairer les incohérences évoquées ci-dessus.

L’idée de compensation peut être associée à trois effets étudiés dans les sciences sociales, notamment en psychologie et en économie : l’effet de débordement (spillover effect), l’effet rebond (rebound effect) et l’effet de compensation morale (moral licensing). L’idée de compensation constituant la substance de chacun de ces effets, nous pouvons nous contenter, dans le cadre de cet article, de décrire seulement l’un d’entre eux, en l’occurrence l’effet de compensation morale.

Cet effet, de nature psychologique, « conduit » des personnes à considérer qu’elles peuvent accomplir un acte immoral du fait qu’elles ont précédemment accompli un acte moral. Le verbe « pouvoir » a ici la nature d’une permission morale ou, pour être plus proche peut-être encore de l’expression moral licensing, de « crédit moral ». Ainsi, dans le domaine de l’environnement, recycler les déchets chez soi (l’acte moral) « autorise » la personne à prendre l’avion pour partir en vacances, contribuant ainsi à dégrader l’environnement (l’acte immoral) (8).

Les auteurs s’intéressent au soubassement psychologique de cet effet, dont le principe serait la formation de « croyances compensatrices ». Il faut comprendre ces « croyances » en un sens psychologique (et non philosophique), c’est-à-dire comme des dispositions à agir. Elles pourraient d’ailleurs être activées à un niveau non conscient, même s’il va de soi que les sujets peuvent être conscients des mécanismes de compensation qui peuvent « influencer » leur conduite (9). D’ailleurs les auteurs ne cherchent pas à en donner une définition. Ils les considèrent plutôt comme des « stratégies cognitives », comme des « moyens grâce auxquels les gens maintiennent une image positive d’eux-mêmes en dépit du fait qu’ils ont des conduites qui contredisent leurs buts à long terme ». Cet extrait résume le rôle de ces croyances spécifiques :

« Il est possible […] que les gens activent des croyances compensatrices pour s’autoriser (license) des transgressions nuisibles à l’environnement, tout en protégeant l’image qu’ils ont d’eux-mêmes. Par exemple, ils pourraient échanger (trade off) le recyclage des déchets à la maison contre la décision de ne pas faire de recyclage au travail. »

3.

Résultats empiriques

L’article a aussi une visée empirique. Son objet n’est pas seulement d’identifier le rôle des croyances compensatrices dans le mécanisme de compensation morale. Il inclut aussi le perfectionnement de méthodes et d’outils de mesure encore en cours de développement.

La variété des méthodes retenues, qui incluent la verbalisation à voix haute (think-aloud) et des entretiens semi-directifs, a permis aux auteurs d’induire des observations sur les mécanismes de compensation morale en matière environnementale. En voici quelques-unes :

– l’idée de compensation est perçue par les répondants soit comme socialement et moralement désirable (l’exemple proposé par les auteurs est l’achat de légumes de saison pour contrebalancer l’achat de légumes hors saison), soit comme inacceptable moralement car elle revient à « échanger » des objets incomparables et incommensurables (par exemple utiliser moins la voiture et consommer de l’eau en bouteille) ;

– le recours à la compensation dépend de la possibilité d’accomplir une action pro-environnementale, c’est-à-dire de pouvoir compenser effectivement une action contraire ;

– les croyances compensatrices contribuent à éliminer la culpabilité que peuvent ressentir les individus qui agissent à l’encontre de leurs désirs, buts ou valeurs ;

– enfin, le fait de chercher à compenser une action positive et une action négative souligne l’intérêt implicite que les individus nourrissent pour l’environnement, ce qui constitue ici un aspect positif de l’effet de compensation morale.

4.

Conclusion

L’étude proposée dans l’article de Environment and Behavior s’efforce de rendre compte des incohérences qui peuvent être constatées dans la conduite des individus en matière environnementale. La représentation de leur fonctionnement cognitif est celle d’un esprit calculateur qui tient à jour une sorte de comptabilité morale. Cette comptabilité ne repose pas sur un calcul utilitariste tel que celui décrit par Jeremy Bentham à la fin du 18ème siècle, qui consistait en un calcul des plaisirs et des peines. Elle repose plutôt sur le désir de la personne de maintenir une cohérence dans son système de croyances.

On notera aussi la connexion de cette comptabilité morale avec l’idée de justice réparatrice et l’idée religieuse d’expiation. Elles se traduisent dans l’esprit des individus par un souci de justice et le désir impératif de réparer une faute. Les deux permettent au personnes de maintenir une image stable d’elles-même et de préserver leurs intérêts à long terme. On aurait donc pu s’attendre à ce que l’article recense, à partir des données empiriques recueillies, des « croyances compensatrices » incluant les idées de justice ou d’expiation. Mais il n’en est rien.

Ceci renvoie à un autre aspect problématique de l’article. Les auteurs proposent en définitive peu d’exemples des « croyances compensatrices » qui constituent l’objet de leur recherche. Celles qu’ils mentionnent ne sont pas formulés sous la forme « Je crois que P », mais sous la forme de règles empiriques simples, qui remplissent les mêmes fonctions que les règles heuristiques en matière de raisonnement (10).

En voici deux exemples. Le premier concerne un répondant qui avoue le « péché » de conduire une grosse voiture mais qui, en contrepartie, s’efforce d’éteindre toutes les sources de consommation électriques dans son domicile. La maxime qui régit sa conduite compensatrice est, selon ses termes : « Au moins je fais cela ».

Le second exemple renvoie à une sorte de récompense ou aux fruits tirés d’un investissement. La répondante affirme prendre des douches pour économiser l’eau, mais elle « s’autorise » un bain tous les deux mois. La règle qui régit sa conduite compensatrice a ici la forme « Je m’autorise X si et seulement si Y ».

Ces règles empiriques semblent orienter les comportements de ces deux personnes, plus que des croyances compensatrices (à moins de considérer, comme nous l’avons suggéré précédemment, que les croyances compensatrices ont pour contenu les idées de justice ou d’expiation, ce qui n’est pas la perspective des auteurs). Il est d’autant plus dommage que les auteurs de l’article n’aient pas insisté sur ce point que de telles règles peuvent jouer un rôle significatif dans les processus de décision des individus.

Terminons par une remarque incidente. On trouve dans l’article de Environment and Behavior une référence à l’idée générale d’une « éthique compensatrice ». La notion n’est pas approfondie, mais les auteurs citent une recherche publiée en 2010 dans le Journal of Business Ethics, dont le titre était précisément « Compensatory ethics ». Il fera l’objet de notre prochain article.

Alain Anquetil

(1) G. Ceballos, P. R. Ehrlich et R. Dirzo, « Biological annihilation via the ongoing sixth mass extinction signaled by vertebrate population losses and declines », PNAS, 114(30), 10 juillet 2017, p. E6089-E6096.

(2) Voir par exemple « La sixième extinction de masse des animaux s’accélère », Le Monde, 10 juillet 2017.

(3) Voir « Une étude montre que la sixième extinction de masse des espèces de vertébrés sur Terre est plus sévère que celle annoncée », Médiaterre, 12 août 2017.

(4) Ce point est notamment mentionné dans l’article de Sophie Clot, Gilles Grolleau, Lisette Ibanez et Peguy Ndodjang, « L’effet de compensation morale ou comment les « bonnes actions » peuvent aboutir à une situation indésirable », Revue économique, 65(3), 2014, p. 557-572. Ils évoquent les « conséquences […] considérables en termes de politiques publiques » qui pourraient résulter de déterminants psychologiques conduisant à des conduites nuisibles pour l’environnement.

(5) M. Dupré, « Les comportements éco-citoyens relèvent plus de la psychologie que des CSP », The Conversation, 7 décembre 2015.

(6) Selon la définition du CNRTL.

(7) A. L. B. Hope, C. R. Jones, T. L. Webb, M. T. Watson, & D. Kaklamanou3, « The role of compensatory beliefs in rationalizing environmentally detrimental behaviors », Environment and Behavior, 2017, p. 1-25.

(8) L’effet de compensation morale fonctionnerait aussi dans la direction temporelle opposée. Une acte immoral accompli en premier pourrait, dans un but de réparation (les auteurs utilisent le mot purging, littéralement « purge », avec le sens d’une épuration, d’une libération, voire d’une expiation), être suivi d’un acte moral compensateur.

(9) Les auteurs font ce commentaire dans la section finale sur les limites de leur recherche : « Bien qu’il soit établi que les gens s’écartent sciemment et volontairement des buts qu’il se sont fixés en fournissant des rationalisations justificatrices, il apparaît aussi que certains processus de rééquilibrage (via par exemple la compensation, la réparation et l’autorisation morale) peuvent opérer à un niveau non conscient (at a subconscious level).»

(10) À la différence près que les règles heuristiques sont en général inconscientes.

[cite]

 

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