La curation désigne une pratique récente qui « consiste à sélectionner, éditorialiser et partager du contenu » présent sur le Net. Elle intéresse potentiellement tous les internautes, y compris les entreprises qui interviennent sur la toile en vue, par exemple, de valoriser leur marque. Ces faits ont récemment suscité un questionnement éthique (« Quelle éthique pour un curateur en ligne ? »). On pourrait le traiter par une voie déontologique classique fondée sur les règles. Il s’agirait par exemple de comparer la déontologie des « curateurs » à celles de professions voisines comme le journalisme. En effet, comme le journaliste, le curateur est, dans une certaine mesure, un « influenceur ». Or,  « infuenceur, c’est aussi une responsabilité ». Mais c’est par une autre voie que l’on peut mener l’analyse morale de la curation. Elle utilise la distinction, bien connue en philosophie morale, entre biens internes et biens externes. Cette distinction permet de clarifier les bases de l’éthique de la curation.

Un article de Pierre Tran sur 01net.entreprises donne une définition de la curation qui convient tout à fait à notre questionnement. Elle vaut la peine d’être citée : « La curation est la convergence des deux principales activités sur Internet : la recherche et le partage. (…) Les internautes ont commencé à trier, à sélectionner les contenus qu’ils jugent intéressants pour les partager avec leurs amis ou leur réseau, créant ainsi une forme d’intelligence collective. Parmi ces passionnés d’information, on a commencé à identifier des experts dans des domaines spécifiques, capables de dénicher des informations exclusives, des contenus pertinents ; capables également d’enrichir ces contenus de leur expertise avec une recommandation, un avis ; capables enfin de mettre en scène ce contenu avant de le partager. Ainsi sont nés les curators. »

Dans cette définition, les mots clés les plus saillants sont « partage » et « collectif » (qui renvoient à la diffusion) et « pertinent » (qui renvoie à l’évaluation des contenus de l’information). On peut y ajouter le mot « pratique », souvent utilisé à propos de la curation, qui renvoie à l’ensemble des opérations accomplies par les curateurs mais aussi à la finalité de leur activité. La définition suivante rend bien compte de cette finalité : « La curation est une pratique savante augmentée qui accroît également fortement l’enseignement et l’apprentissage. Elle appelle les générations futures d’humanistes à se mettre au travail d’emblée avec l’essence même de la culture et de l’histoire : s’engager directement dans la collecte et la production de connaissances » (Manifeste de l’université de Stanford, cité par Paule Mackrous).

À la lecture de ces définitions, on est frappé par la référence implicite qui est faite à ce que le philosophe Alasdair MacIntyre appelle des « biens internes » (1). Sans doute est-ce parce que la curation en est encore à ses débuts, c’est-à-dire dans une période où, précisément, on s’attache à définir les « biens » (les valeurs, les finalités de l’activité et les rôles qui en découlent) de cette nouvelle activité (2).

Pour MacIntyre, les biens internes sont dépendants des pratiques : « Par « pratique », j’entends désormais toute forme cohérente et complexe d’activité humaine coopérative socialement établie par laquelle les biens internes à cette activité sont réalisés en tentant d’obéir aux normes d’excellence appropriées ».

Du point de vue d’un curateur, les biens internes sont des raisons internes de pratiquer la curation, raisons qui ne peuvent être décrites qu’en termes de curation et qui, comme le dit MacIntyre, « ne peuvent être identifiés et reconnus que par la participation à la pratique en question ».

Quelles sont les raisons internes (ou biens internes) candidates dans le cas de la curation ? Il s’agit notamment de la « culture du partage » (expression utilisée par Tran), de l’animation d’une communauté d’internautes, de la recherche et de la sélection d’informations, de l’excellence du rôle d’expert joué par le curateur.

Naturellement, réaliser ces biens suppose le respects de règles ou, comme le dit MacIntyre, de « normes d’excellence » : « Une pratique suppose des normes d’excellence et d’obéissance à des règles ainsi que la réalisation de biens. Entrer dans une pratique, c’est accepter l’autorité de ces normes et l’imperfection de mes actes selon ces normes ». Les normes d’excellence encadrent les pratiques. Dans le cas de la curation et s’agissant par exemple de l’évaluation des informations, ces normes exigeront le respect d’une position minimale d’impartialité (au sens où un curateur ne devrait pas, pour des raisons personnelles, éliminer une source d’informations pertinentes sur un sujet), la cohérence dans le temps des critères d’évaluation ou l’information de la communauté sur les raisons d’un changement de méthode d’évaluation (2).

Cependant MacIntyre envisage un autre type de bien : les « biens externes ». Il s’agit typiquement de la réputation, du pouvoir et de l’argent. À l’inverse des biens internes, les biens externes sont indépendants des pratiques (on peut rechercher la réputation, le pouvoir et l’argent à travers des activités très différentes) et ils font l’objet d’une compétition (3).

On pourrait penser qu’aux normes liées à la réalisation des biens internes propres à une pratique, on devrait ajouter des normes liées à la réalisation des biens externes. Mais ce n’est pas évident. En effet, il est difficile d’édicter des normes qui limiteraient l’accès à la réputation, au pouvoir et à l’argent. Pour équilibrer la recherche de biens internes et de biens externes, il est préférable de mettre l’accent sur les normes d’excellence, celles qui sont liées à la production des biens internes. Lorsqu’une pratique est hébergée au sein d’une organisation structurée hiérarchiquement, il appartient à la Direction d’équilibrer la recherche des biens internes et des biens externes de façon à ce que les seconds ne l’emportent pas sur les premiers. Les normes produites sont alors des normes de management qui n’ont rien à voir avec les normes d’excellence relatives aux pratiques.

Mais que je sache (et je ne suis pas un spécialiste de la question), la curation n’est pas concernée par ces questions organisationnelles. Aujourd’hui, l’éthique de la curation est plutôt une affaire de biens internes à la pratique et de normes d’excellence. Pour la construire, ou simplement y réfléchir, il s’agit d’identifier les biens internes de la curation et d’en dériver des normes d’excellence, dont certaines seront des normes éthiques, telle la norme d’impartialité évoquée précédemment. C’est déjà un exercice exigeant.

Alain Anquetil

(1) A. MacIntyre, After virtue, Notre Dame, Notre Dame University Press, 1984. Trad. L. Bury, Après la vertu, Paris, PUF, 1997. Cf. mon billet L’éthique des bonnes pratiques, 10 février 2011.

(2) Ces normes peuvent aussi concerner la « curation automatique », qui vise à « générer automatiquement une page web avec une mise en page attractive à partir de sources présélectionnées. Pour cette catégorie (Flipboard, Paper.li et consorts), nous parlerons plutôt d’outils de publication automatique, car ils s’éloignent, selon nous, de l’essence de la curation : le retour de l’humain. »

(3) L’un des arguments essentiels de MacIntyre est que, lorsqu’une pratique est réalisée au sein d’une organisation (par exemple la pratique de l’audit des comptes est réalisée au sein d’un cabinet d’audit), les organisations tendent à privilégier la recherche des biens externes sur les biens internes. Mais cet argument est peu pertinent pour notre propos.

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