Un accord a récemment été trouvé entre le Parlement européen et le Conseil européen sur la communication d’informations extra-financières par les entreprises dans le cadre de la RSE (responsabilité sociale des entreprises) – des « informations substantielles relatives au minimum aux questions d’environnement, sociales et de personnel, de respect des droits de l’homme et de lutte contre la corruption ». L’objectif est d’instaurer des règles de transparence dont le respect ne sera pas facultatif, mais obligatoire. Comme le rappelle l’article de Novethic du 28 février 2014 (« Les entreprises européennes mêleront reporting extra-financier et financier »), l’objectif est « l’intégration dans une directive comptable [une proposition du 16 avril 2013 : COM(2013) 207 final] d’une obligation de reporting sur des indicateurs clefs concernant le respect des droits humains et le respect de l’environnement ». Cependant, le texte de la proposition de directive décrit cette obligation en invoquant une « approche souple et non intrusive », suggérant une obligation modérément exigeante qui donne aussi sa place au principe « publier ou expliquer » (report or explain / comply or explain). Il soulève d’intéressantes questions sur le statut normatif d’une obligation.

1.

La raison de l’instauration de la future obligation (le texte n’est pas encore voté) de publication d’informations non financières en vue d’« accroître la transparence et la responsabilité des sociétés, tout en limitant les charges administratives », est triple.

(i) D’abord, la nouvelle obligation vise à faire en sorte que les entreprises mettent en place des actions concrètes visant à contribuer au développement durable, actions qui supposent des politiques et des procédures internes incluant des objectifs de résultats. Il s’agit notamment de garantir que les entreprises ne pratiqueront pas d’éco-blanchiment.

(ii) Ensuite, l’idée d’obligation aura pour effet de gommer les différences qui ont été constatées entre les entreprises en matière de communication d’informations sociales et environnementales. Ce principe d’égalité est clairement exposé par le Parlement européen : « […] Seul un nombre limité de grandes sociétés de l’UE publie régulièrement des informations non financières et que la qualité de ces informations est très variable, ce qui complique la compréhension et la comparaison de la situation et des résultats des sociétés pour les investisseurs et les autres parties concernées. C’est pourquoi la présente proposition instaure l’obligation pour certaines grandes sociétés de publier des informations non financières pertinentes, notamment sur la diversité, afin de créer des conditions égales pour toutes au sein de l’Union. »

(iii) Enfin, le nouveau dispositif permettra de passer d’une exigence faiblement normative à une exigence fortement normative, fondée sur une obligation – mais une obligation « souple ».

2.

Que signifie ce passage d’une exigence normative faible à une exigence normative forte ?

L’idée d’une exigence normative forte rejoint la clarté dont il était question au point (ii). Il s’agit en effet, souligne le Parlement européen, « d’instaurer des exigences plus claires » (je mets en italiques) en proposant aux entreprises et à leurs parties prenantes des règles communes et unifiées (1). En outre, ces exigences deviennent, dans le projet de directive, des « obligations de publication d’informations non financières ».

Cependant, la communication du Parlement rappelle aussitôt que les obligations en question sont des obligations « souples ». La « souplesse » ne porte pas sur le degré d’exigence de ces obligations, mais sur l’« approche » mise en œuvre en vue de les respecter : « Une approche souple et non intrusive est néanmoins retenue », souligne le Parlement européen [le concessif « néanmoins » est ici significatif]. « Les entreprises pourront utiliser les cadres nationaux ou internationaux existants en matière de reporting et elles continueront de disposer d’une marge de manœuvre pour définir le contenu de leurs politiques et d’une certaine souplesse pour publier des informations de manière utile et pertinente. Lorsqu’elles estimeront que certains domaines ne sont pas pertinents en ce qui les concerne, elles seront autorisées à en exposer les raisons au lieu d’être contraintes d’établir une politique afférente à ces domaines. »

On notera que la dernière phrase implique que la nouvelle obligation de publier des informations non financières relatives à la RSE ne se substitue pas à l’exigence provenant du principe « Se conformer ou s’expliquer » (comply or explain). Il ne s’agira pas, dans le nouveau système, de se conformer (de publier) purement et simplement. Le principe « Se conformer ou s’expliquer » est partie intégrante du projet de directive (2). Sa présence est d’ailleurs cohérente avec la nouvelle définition de la RSE qui a été adoptée par la Commission européenne le 25 octobre 2011 dans le cadre de la nouvelle stratégie de l’UE pour la période 2011-2014 (COM(2011) 681 final), où la RSE est comprise comme « la responsabilité des entreprises vis-à-vis des effets qu’elles exercent sur la société » (3). Puisque une telle responsabilité leur est assignée, il leur appartient de mettre en œuvre « un processus destiné à intégrer les préoccupations en matière sociale et environnementale dans leurs activités commerciales et dans leur stratégie de base », et de publier les résultats de leurs politiques en la matière.

3.

Pourquoi la souplesse de l’obligation de publication ne porte-t-elle pas sur le degré d’exigence des obligations de publication, mais sur l’« approche », c’est-à-dire les conditions de respect de cette obligation, qui laissent une certaine latitude aux entreprises ?

Une réponse vient à l’esprit : parce que cela reviendrait à affirmer qu’une obligation est plus ou moins obligatoire, ou obligatoire à un certain degré. Or, une telle affirmation n’a pas de sens. En effet, une obligation est une obligation. Et si certaines obligations ont plus d’importance que d’autres, c’est en raison des conséquences de leur violation et des sanctions correspondantes. Le fait que la conséquence négative de l’obligation A (par exemple l’obligation d’arriver à l’heure aux réunions) est moindre que celle de l’obligation B (par exemple l’obligation de ne pas doubler une voiture en dépassant la ligne jaune) n’implique pas que l’obligation A est moins obligatoire que l’obligation B.

Le philosophe Ruwen Ogien a consacré quelques développements à cette question dans un essai comparant les énoncés normatifs (qui expriment une norme) et les énoncés évaluatifs (qui expriment une valeur) (4). L’une des différences possibles entre les deux types d’énoncés a précisément trait à l’idée de degré. Ainsi, « Les bananes sont meilleures quand elles sont bien mûres » (énoncé évaluatif proposé par Ogien) a un sens. Or, cette phrase admet des degrés : si la banane X est plus mûre que la banane Y, alors X sera meilleure que Y. En revanche, précise Ogien, « l’idée que quelque chose pourrait être « plus ou moins obligatoire », ou plus obligatoire qu’autre chose, paraît dépourvue de signification précise ».

Cette idée est plutôt en accord avec le sens commun. Elle n’exclut pas, comme le souligne Ogien, que certaines obligations soient plus sanctionnées que d’autres, comme dans le cas vu précédemment, ou qu’il puisse y avoir des conflits d’obligations – comme entre « Il est obligatoire de jeter une bouée à une personne en train de se noyer si nous en avons une » et « Il est obligatoire d’être à l’heure à ses rendez-vous » (deux exemples d’Ogien).

Si l’on retient cette idée, l’obligation de publier des informations relatives à la RSE, bien que soumise à des conditions d’application « souples » incluant la possibilité d’invoquer le principe « Publier ou expliquer », demeure une obligation.

Alain Anquetil

(1) « Il convient, par conséquent, d’instaurer des exigences plus claires et de mettre davantage l’accent sur des questions d’actualité importantes pour la réussite à long terme des sociétés. Certains États membres ont élaboré des législations nationales qui vont au delà des exigences des directives comptables. Il existe cependant des divergences notables entre les exigences nationales, ce qui accroît le manqué de clarté pour les entreprises et les investisseurs actifs dans l’ensemble du marché intérieur.

Certains États membres privilégient le principe du «report or explain» («publier ou expliquer»), qui donne aux sociétés la possibilité de publier effectivement les informations demandées ou d’expliquer pourquoi elles ne le font pas. D’autres fixent des exigences juridiques strictes, qui peuvent être relativement normatives. […] Ces divergences d’approche ont conduit à une fragmentation des cadres législatifs dans l’Union européenne. »

(2) « Une société qui n’applique pas de politique spécifique dans un ou plusieurs de ces domaines [informations substantielles relatives au minimum aux questions d’environnement, sociales et de personnel, de respect des droits de l’homme et de lutte contre la corruption] sera tenue d’expliquer pourquoi. »

(3)L’ancienne définition de la RSE avait été fixée en 2001 : « l’intégration volontaire des préoccupations sociales et écologiques des entreprises à leurs activités commerciales et leurs relations avec leurs parties prenantes ». (COM(2001)0366)

(4) R. Ogien, « Le normatif et l’évaluatif », dans Le rasoir de Kant et autres essais de philosophie pratique (p. 95-123), Paris, L’Éclat, 2003.

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