C’est le 1er janvier 2002, la date de naissance de l’Euro.

Depuis sept ans déjà, on savait que cela allait s’appeler « Euro » : ce nom fut choisi au sommet européen de Madrid, en décembre 1995. On savait aussi que la nouvelle monnaie était déjà utilisée de manière virtuelle depuis janvier 1999. Et on était préparés à faire des calculs mentaux compliqués à partir du 1er janvier 2002, une fois les pièces et billets dans nos porte-monnaies.

En découvrant les pièces il y a vingt ans, on devenait collectionneur : le symbole national autorisé sur le revers était perçu comme original, et on se mettait à guetter les harpes celtiques ou à les portes de Brandebourg.

Mais alors, les billets ! Que n’avons-nous pas entendu sur leur dessin raté ! Les commentaires politiques et médiatiques n’étaient pas tendres : on déplorait un argent « déshumanisé », aux « tristes symboles », on regrettait la « pauvreté iconographique » caractérisée par une « esthétique post-moderne des ponts, portes ou fenêtres ouverts sur le vide ».

Les adversaires de l’Euro voyaient dans cette symbolique, inventée par l’Autrichien Robert Kalina à l’issue d’un concours, la preuve tangible d’une Union européenne sans chaire ni âme, uniquement focalisée sur les froides réalités du marché. Alors que les pro-Européens se lamentaient sur l’absence évidente d’un peuple européen, et sur le prétendu égoïsme des Etats-membres, incapables de se mettre d’accord sur des visages reflétant une culture commune.

Un bel exemple pour le conditionnement nationalistes dont nous faisons l’objet tout au long de notre socialisation. Un billet de banque, ça doit porter le visage de personnalités emblématiques, point final. Emblématique de la nation, bien entendu.

Et pourtant, les dessins choisis, certes sans visages connus, étaient parfaitement emblématiques de l’Union européenne : des ponts qui franchissent des frontières et permettent de se rencontrer, des portes qu’on ouvre pour accueillir les voisins, des fenêtres qui sont d’abord des fenêtres d’opportunités.

Déplorer un tel choix de symbolique monétaire, c’est se tromper de catégorie, d’échelle.

Pourquoi diable faudrait-il qu’une monnaie complètement atypique, innovante et supranationale ait la même apparence que les monnaies nationales avec leurs héros et monuments plus ou moins bien choisis ? L’intégration européenne, ce projet unique et sans précédent, demande une certaine capacité d’abstraction par rapport aux sentiments d’appartenance pour lesquels nous a conditionnés l’Etat-nation. Eh bien, le dessin abstrait, mais tout de même hautement symbolique, des billets d’Euro signalait justement que cette Europe-là était autre chose, une entité inédite.

On nous annonce que d’ici 2024, le dessin pourrait évoluer et qu’on risque de retrouver sur nos billets les visages d’Européens célèbres.

Je prends le pari que cela restera une annonce. Les dix-neuf membres de l’Eurozone auront bien du mal à se mettre d’accord, et cela me conviendra très bien. Les susceptibilités symboliques, je les laisse bien volontiers aux Etats-nations, tout comme les victoires au football, ou d’autres lieux de mémoire constitutifs de la nation. La communauté européenne est d’une nature différente. Elle demande un effort d’abstraction et d’imagination. Elle demande un effort d’émancipation des dogmes imposés par l’environnement national. A chacun de voir si c’est trop demandé.

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