Une récente décision du Jury de Déontologie Publicitaire (JDP) donne l’occasion d’appliquer le « test d’authenticité » décrit dans le précédent article. Ce test, exigé par la « théorie des contrats sociaux intégrés » de Thomas Donaldson et Thomas Dunfee, permet de s’assurer qu’une norme est moralement acceptable du point de vue des membres de la communauté économique dans laquelle elle opère. La décision SMEREP n°271/13 du JDP, rendue le vendredi 6 septembre 2013, évoque une norme de ce genre. Elle concerne le « choix d’archétypes en publicité », selon les termes de l’agence de communication de la SMEREP (Société Mutualiste des Étudiants de la Région Parisienne), Lowe Stratéus. Selon elle, cette norme était conforme aux règles déontologiques en matière publicitaire. Cependant, le JDP a considéré que ce n’était pas le cas. Le présent article se demande ce qu’aurait pu en dire la théorie des contrats sociaux intégrés.

1.

Beaucoup a déjà été écrit, en septembre et octobre 2013, sur la campagne publicitaire de la SMEREP, « Vos bonnes raisons ». Elle comprenait cinq vidéos diffusées au cinéma (jusqu’en juillet dernier) et sur Internet. Comme l’indique la description du JDP, ces vidéos présentaient « chacune un jeune dans son univers quotidien, qui expose les raisons pour lesquelles il, ou elle, a choisi la mutuelle étudiante de la SMEREP. Les différents personnages sont présentés comme suit : « Clara 18 ans, la blonde » « Thomas, 19 ans, le flemmard » « Greg 19 ans, le tombeur » « June 18 ans , la vénère » « Jeanne 22 ans, la parisienne ». »

On pourra voir les vidéos sur le site du JDP. C’est le premier spot, « Clara 18 ans, la blonde », qui a surtout retenu son attention.

Le JDP a jugé que la campagne publicitaire de la SMEREP contrevenait aux dispositions de l’article 2 de la Recommandation « Image de la personne humaine » de l’ARPP (Autorité de régulation Professionnelle de la Publicité) relatif aux « Stéréotypes sexuels, sociaux et raciaux ». Celle-ci dispose notamment, à l’article 2.1, que « La publicité ne doit pas réduire la personne humaine, et en particulier la femme, à la fonction d’objet », et, à l’article 2.3, que « L’expression de stéréotypes, évoquant les caractères censés être représentatifs d’un groupe social, ethnique, etc., doit tout particulièrement respecter les principes développés dans la présente Recommandation. »

Le JDP a donc conclu que les plaintes reçues étaient fondées.

2.

La décision du JDP a plusieurs spécificités. (i) L’une des plaintes émanait (le 12 juillet 2013) du cabinet du Ministère des droits des femmes, ce qui donnait à l’affaire une dimension publique.

(ii) Selon les termes de la décision du JDP, « le Directeur général de l’ARPP est intervenu auprès de l’agence de communication en charge de la campagne, pour l’en informer et lui demander la cessation de la diffusion du spot « La blonde » ».

(iii) Les défendeurs, la SMEREP et son agence de communication, Lowe Stratéus, ont développé des arguments substantiels, plutôt élaborés, en réponse aux plaintes déposées à l’encontre de la campagne. Les défendeurs présentent habituellement des arguments pour justifier leur position (1), mais, dans le cas d’espèce, les arguments ont été développés et affirmés avec force.

(iv) Enfin, la SMEREP, après avoir pris connaissance de la décision du JDP, a continué à défendre les principes sur lesquels était fondée sa campagne. Ainsi, la page d’accueil de son site annonce-t-il qu’« avec plus de 5 000 votants en 48h, la campagne « Vos bonnes raisons » a été jugée « fun et décalée » à 86%. Que l’on aime ou non cette campagne, de nombreux témoignages ont porté sur votre stupéfaction face à l’interdiction de diffuser ces vidéos. » Et, en conclusion, l’annonceur y maintient sa position : « À l’encontre de la censure, la SMEREP continue de défendre cette campagne ». Il l’avait également défendue fin septembre dans des pages du Monde et du Figaro en posant cette question générale : « Qu’est-ce que la censure publicitaire aujourd’hui ? ». (2)

3.

Dans le texte rendant compte de la décision du JDP publié le 18 septembre 2013, l’agence Lowe Stratéus parle de « normes couramment admises ». De quelles normes s’agit-il ? De celles qui, dans le cadre de la communication publicitaire, gouvernent l’utilisation de stéréotypes – la décision du JDP emploie le mot « archétype ».

On peut ici ramener ces « normes couramment admises » à une norme unique. Elle est décrite par l’agence Lowe Stratéus, dans la section Les arguments des parties de la décision du JDP, à propos des spots de la campagne SMEREP : « Les jeunes femmes ne sont en rien réduites à la fonction d’objet. Au contraire, elles démontrent un caractère et une indépendance bien affirmés. Le film « Clara 18 ans, la blonde » valorise, quant à lui, l’empathie de la marque avec les valeurs de la cible en utilisant les codes des jeunes et en pariant sur l’humour et l’absurde, sans jamais recourir à des propos ou des images irrespectueux. Selon elle, le film joue, sans les nourrir, sur les archétypes de la « fashion victim » mais sous couvert d’un humour tellement poussé à l’outrance que le public cible ne s’y méprend pas. Pour elle, l’héroïne est une adolescente naïve, ce qui n’est, à cet âge, pas à confondre avec la stupidité. Elle estime que ce film ne dépasse donc pas la limite des normes couramment admises si l’on en juge, entre autres, par la communication faite depuis trois ans par Leclerc avec « sa blonde potiche », avec des investissements média sans rapport avec ceux de la SMEREP. »

Dans un article publié par Stratégies le 3 octobre 2013, Vincent Leclabart, président de l’Association des agences conseils en communication, décrivait également la norme gouvernant l’utilisation de stéréotypes dans la publicité. Il déclarait que « pour s’exprimer, la publicité a besoin de pouvoir jouer. Jouer avec les stéréotypes, avec les conventions, avec l’incorrect. Jouer avec le public, en quelque sorte, et non pas se jouer de lui. »

Le billet du blog LFSP publié le 22 octobre 2013 allait dans le même sens : « Dans cette campagne, la SMEREP réutilise ces clichés trop souvent utilisés sérieusement par d’autres annonceurs. Elle les exagère, pour que le doute ne soit pas permis, et met le tout en scène pour un public de jeunes justement. Et je trouve que le résultat laisse entendre quelque chose du genre « Hey les jeunes ! Nous on sait que vous n’êtes pas tous si cons que ce que disent les autres pubs et que vous serez capables de comprendre le second degré de ces vidéos. » Merci donc. »

Ces observations décrivent une norme d’utilisation des stéréotypes fondée sur l’exagération et l’humour, annulant, de ce fait, les effets négatifs du stéréotype et rendant son usage moralement acceptable.

Le JDP a de son côté rendu un avis contraire : « Au-delà de présenter des stéréotypes sociaux », affirme-t-il dans la section Les motifs de la décision du Jury, « la publicité en cause, sous couvert d’humour, utilise ceux qui sont les plus dévalorisants et insultants pour les femmes et les personnes de couleur noire tout en donnant de la jeune génération une idée d’ensemble réductrice et négative. Le fait que certaines personnes puissent interpréter ces films avec distance et y trouver à sourire n’en atténue pas pour autant le caractère dévalorisant ainsi relevé. » Autrement dit, selon le JDP, elle n’est pas conforme aux règles déontologiques qui sont exposées dans l’article 2 de la Recommandation « Image de la personne humaine » de l’ARPP relatif aux « Stéréotypes sexuels, sociaux et raciaux » de l’ARPP.

4.

La norme décrite ci-dessus – norme d’utilisation des stéréotypes fondée sur l’exagération et l’humour – passe-t-elle le « test d’authenticité » proposé par la théorie des contrats sociaux intégrés de Donaldson et Dunfee ? Rappelons que, si tel est le cas, elle pourra être jugée moralement acceptable par les membres de la communauté économique dans laquelle elle opère, en l’occurrence les acteurs du secteur de la publicité (3).

Rappelons le test d’authenticité que cette norme devrait satisfaire :

Une norme (N) constitue une norme éthique authentique relative à une situation récurrente (S) pour les membres d’une communauté (C) si et seulement si

1/ La conformité à N dans S est approuvée par la majorité des membres de C.

2/ La non-conformité à N dans S est désapprouvée par la majorité des membres de C.

3/ Un pourcentage substantiel (supérieur à 50%) de membres de C, lorsqu’ils se trouvent face à S, agissent conformément à N. (4)

Dans le cas d’espèce, l’existence d’une situation récurrente (S) ne fait aucun doute. Il s’agit de celle qui consiste à faire passer un message publicitaire en « jouant avec les stéréotypes, avec les conventions, avec l’incorrect », comme il était dit plus haut. C’est une situation dans laquelle des stéréotypes peuvent être mobilisées et peuvent susciter un humour tel que ces stéréotypes ne seront pas renforcés dans l’esprit des membres de la cible, ni comme effet principal du message, ni comme effet secondaire. On peut supposer, compte-tenu des commentaires de professionnels relatifs à la campagne de la SMEREP, qu’une majorité des membres de la communauté publicitaire approuvent la norme d’utilisation des stéréotypes fondée sur l’exagération et l’humour (condition 1), et que le fait d’ignorer les stéréotypes serait désapprouvé par une majorité des membres de cette communauté (condition 2). Et on peut également supposer que face à une situation en quelque sorte « riche en stéréotypes » (si une telle situation existe réellement), une majorité de publicitaires approuverait cette norme (condition 3). Faisant l’objet d’un consensus, la norme d’utilisation des stéréotypes fondée sur l’exagération et l’humour peut être considérée comme authentique.

Mais cela ne lui confère aucune valeur morale en un sens objectif – cela ne la rend pas moralement acceptable au-delà des frontières de la communauté économique en question. C’est ce que Donaldson et Dunfee reconnaissent quand ils notent que « l’authenticité, bien qu’extrêmement importante, souffre d’un manque d’autorité morale » (5). Pour qu’elle dispose de cette autorité morale – pour qu’elle soit « légitime », selon la terminologie de la théorie des contrats sociaux intégrés,–  il faut qu’elle soit compatible avec des normes susceptibles de lui conférer une valeur morale, que Donaldson et Dunfee appellent des « hypernormes » (principes moraux de haut niveau, droits fondamentaux et autres normes de niveau supérieur). Celles-ci ne sont pas dépendantes d’une communauté économique particulière telle que le secteur de la publicité. Elles s’imposent à toutes les communautés économiques.

Dans sa décision, le JPD a affirmé que la norme d’utilisation des stéréotypes fondée sur l’exagération et l’humour n’est pas conforme à la Recommandation « Image de la personne humaine » de l’ARPP. Dans les termes de la théorie des contrats sociaux intégrés, cela signifie que, bien que (sans doute) « authentique » (ou morale au niveau de la communauté publicitaire), elle n’est pas « légitime » (elle est immorale du point de vue de principes moraux fondamentaux), au moins dans le cas d’espèce.

5.

La valeur du test d’authenticité proposé par Donaldson et Dunfee vient de ce qu’il renvoie aux pratiques professionnelles, en particulier aux exigences liées à un métier donné. Une norme authentique n’est pas seulement acceptée moralement par la majorité des professionnels, elle constitue également une solution à des questions morales soulevées par les pratiques. La moralité de la norme d’utilisation des stéréotypes fondée sur l’exagération et l’humour vient de ce que (pour ceux qui défendent la position de la SMEREP et de son agence) l’exagération et l’humour effacent les conséquences morales négatives des stéréotypes. Exagération et humour sont des solutions à une question morale.

Mais pour étayer cette affirmation, la théorie des contrats sociaux intégrés doit recourir à des vérifications empiriques effectuées en dehors de la théorie. Elle doit en outre expliquer en quoi ces vérifications sont légitimes. Certes, Donaldson et Dunfee s’efforcent de traiter cette difficulté, mais ils ne peuvent que faire dépendre le test d’authenticité de théories psychologiques ou sociologiques extérieures à leur propre théorie (5). Cela n’enlève rien à sa portée heuristique et pédagogique, mais révèle son caractère incomplet.

Alain Anquetil

(1) Ce n’est pas toujours le cas. Voir par exemple mon article « Manquer l’occasion de s’expliquer et de faire des excuses ».

(2) On pourra aussi consulter le blog LFSP, plutôt favorable à l’annonceur, et le blog Le féminin l’emporte, qui est contre.

(3) La mention en italique ne figurait pas dans l’article précédent.

(4) T. Donaldson et T.W. Dunfee, « Toward a unified conception of business ethics: Integrative social contracts theory », Academy of Management Review, 19(2), 1994, p. 252-284; tr. fr. C. Laugier, in A. Anquetil (éd.), Textes clés de l’éthique des affaires, Paris, Vrin, 2011.

(4) Donaldson et Dunfee, op. cit.

(5) Par exemple la théorie de l’action raisonnée de Fishbein et Ajzen (1975).

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