« Avec Veiller sur mes parents [VSMP], le facteur rend des visites régulières à vos parents âgés : des passages 1, 2, 4 ou 6 fois par semaine, un service de téléassistance 24/24, 7j/7. » Ce nouveau service est proposé par La Poste. Il est la généralisation d’une expérience, « Proxi vigie cohesio », qui avait été menée depuis 2014 en partenariat avec des collectivités territoriales (1). « Veiller sur mes parents » est un service payant. L’abonnement dépend du nombre de visites hebdomadaires du facteur. Son prix va de 39,90 € par mois (une visite par semaine) à 139,90 € par mois (six visites) – la dépense est éligible à un crédit d’impôt. Le 24 mai 2017, l’émission « Du grain à moudre », sur France Culture, citait l’initiative du Groupe La Poste dans le cadre d’une émission traitant de la question : « Peut-on encore rendre service gratuitement ? » Les invités y répondirent plutôt par l’affirmative tout en soulignant la complexité morale qui peut caractériser les relations de service à autrui. Cette question est l’objet du présent billet. Il s’inspire d’un texte récent sur la dichotomie égoïsme – altruisme qui fait largement référence au sociologue français Emile Durkheim.

1.

« Veiller sur mes parents »

Le nouveau service VSMP fait l’objet de deux types de descriptions. Le premier met l’accent sur les besoins des clients de La Poste auxquels ses facteurs, rompus aux relations de proximité, sont en mesure de répondre, moyennant une formation adéquate. C’est ainsi que le site de l’entreprise le présente :

« Les services proposés par ‘Veiller sur mes parents’ vous permettent de vous assurer du bien-être et de la sécurité domestique de vos proches au moment où ils en ont le plus besoin et d’éviter ainsi de les orienter trop vite vers une structure spécialisée (maison de retraite) en cas de perte d’autonomie. » (2)

« Bien vieillir » et « lien social » sont des expressions également utilisées pour décrire la finalité de VSMP – mais certains mots ou expressions y sont absents, par exemple « solidarité », « souci d’autrui », « empathie », « sympathie » et, sans doute par définition, la prestation étant payante, « altruisme ».

La seconde description est économique. Elle situe l’initiative dans le contexte concurrentiel où se trouve La Poste, qui conduit le groupe à innover. « Veiller sur mes parents fait partie de la stratégie de diversification de La Poste pour faire face à la baisse de l’activité d’acheminement du courrier », note ainsi un article du Monde du 24 mai 2017 (3).

Ces deux descriptions reflètent presque naturellement, semble-t-il, les deux raisons pour lesquels VSMP a été lancé. Mais ce « service » (le mot est utilisé par La Poste) – qui a le sens d’une « action susceptible d’être utile, de faire plaisir à quelqu’un » (4) – est payant.

L’idée de « service payant » n’est certes pas un oxymore. Mais il soulève des questions pratiques fondées en particulier sur deux éléments. D’abord, les besoins des personnes âgées isolées peuvent nécessiter plus de soins et d’attentions que des visites régulières limitées dans le temps. Ensuite, la qualité de la relation entre un postier et une personne âgée peut être considérée comme inférieure à celle qui émanerait d’une relation purement bénévole. (5)

2.

Evaluation morale

Cette dernière critique se fonde sur l’hypothèse d’une séparation pratique et conceptuelle entre service payant et service gratuit. Il y a bien sûr une différence entre les deux modes d’octroi d’un service, mais la frontière qui les sépare n’est pas si nette. Dans l’émission « Du grain à moudre » citée en introduction, les participants ont à cet égard rappelé deux points importants.

En premier lieu, un engagement n’est pas gratuit au sens de l’absence de contreparties. Charlotte Debray, directrice générale de la Fonda, « fabrique associative », observait que si le bénévolat se transforme – on milite moins aujourd’hui pour une cause,– ses contreparties demeurent la conscience que l’on peut avoir un « effet de levier sur les choses » et que l’on se sent utile en aidant autrui, que l’on obtient « une forme de reconnaissance ».

La sociologue Maud Simmonet se demandait de son côté si le souvenir de facteurs qui, dans le passé, passaient du temps avec des personnes qu’ils visitaient, devait être automatiquement associé à l’idée d’un service gratuit. Après tout, ce temps passé « faisait partie du travail du postier tel qu’il était conçu dans son statut auparavant, sans que ce soit forcément formalisé », affirmait-elle. Elle observait toutefois que, dans le cas de Veiller sur mes parents, « ce qui change, c’est le statut de La Poste et la manière dont on va tirer profit de ce qui faisait partie du travail du postier et de son statut ».

Elle notait également que la rémunération d’un service « n’est pas une mauvaise chose en soi ». Des métiers ont été créés « à partir de choses qui étaient faites gratuitement avant », et cette professionnalisation a eu de multiples avantages, notamment parce que les personnes qui offraient un service gratuit étaient souvent des femmes. En outre, le bénévolat peut intervenir aujourd’hui « dans des endroits où l’on va construire du profit », ou dans les services publics. Maud Simmonet concluait qu’« on est dans un mélange des genres » [qui] rend difficile la pensée par dichotomies ».

3.

Au-delà de la dichotomie égoïsme – altruisme

Même si la remarque de Maud Simmonet ne portait pas exclusivement sur la dichotomie entre égoïsme et altruisme, elle l’incluait implicitement ou la supposait comme objet d’analyse. Un chapitre figurant dans un ouvrage publié en 2014 – un ouvrage collectif qui relie les concepts d’égoïsme, d’altruisme et de solidarité sociale dans une perspective sociologique – traite précisément de la dichotomie entre l’égoïsme et l’altruisme. Leurs auteurs, la philosophe Raquel Weiss et le spécialiste de sciences politiques Paolo Peres, y proposent de dépasser cette opposition et suggèrent quatre types de personnalité et quatre types de moralité sociale (6). Ces types peuvent éclairer – ou, plus spécifiquement, ils peuvent aider à décrire – le cas du service payant « Veiller sur mes parents ».

Partant de L’éducation morale et du Suicide de Durkheim, les auteurs tentent de montrer que l’altruisme et l’égoïsme sont des dispositions présentes naturellement chez les êtres humains, qui non seulement ne sont pas exclusives l’une de l’autre, mais sont des « orientations complémentaires » présentes dans notre moi (7). Une personne purement égoïste serait sans nul doute considérée comme immorale, mais il en serait de même d’une personne purement altruiste. Plus encore, « un égoïsme excessif et un altruisme excessif sont des types de pathologies » (8). Weiss et Peres ajoutent qu’« une action altruiste n’est pas bonne en elle-même et qu’une action égoïste n’est pas mauvaise en elle-même », et ils défendent la thèse selon laquelle « le caractère moralement bon ou mauvais d’une action dépend de sa conformité avec les règles morales établies dans la société ».

Dans un but heuristique, Weiss et Peres proposent quatre types de moi et quatre types de moralité sociale qui représentent des combinaisons différentes des orientations du moi et de la moralité sociale vers l’égoïsme et l’altruisme. Les deux niveaux se recouvrant puisque la « dimension sociale [est] l’arrière-plan de toute action accomplie par chaque moi et [que], dans le même temps, elle oriente le moi dans une certaine direction », nous pouvons passer directement aux types de moralité sociale.

Chacun de ces types peut être résumé par une maxime. Celle-ci consacre le caractère impératif de la morale souligné en l’occurrence par Durkheim. Les types suggérés par Weiss et Peres peuvent être décrits ainsi :

moralité empathique : l’exigence qui incombe aux individus est en priorité de se soucier d’autrui, quitte à se sacrifier pour lui. La maxime correspondante est : « Agis de telle sorte que le bonheur des autres soit toujours ta priorité ».

moralité apathique : l’intérêt personnel est érigé en idéal moral et les autres ne comptent pas sauf si répondre à leurs besoins permet de satisfaire notre intérêt. La maxime est ici : « Agis de telle sorte que ton intérêt soit toujours ta priorité ».

moralité antipathique : la moralité sociale est caractérisée par une hostilité à l’égard d’autrui qui peut conduire à exiger de causer du tort à autrui – un impératif étrange mais qui, selon les auteurs, peut dans certains contextes viser spécifiquement des groupes sociaux. La maxime associée est : « Agis afin d’annihiler autrui » (Act in such a way as to annihilate the other person).

moralité sympathique : elle est fondée sur l’émotion de sympathie qui permet aux individus de s’identifier à autrui sans devenir autrui comme dans le cas de la moralité empathique. Ce type de morale sociale repose sur le fait que « l’individu qui accomplit une action a la même valeur que celui qui est l’objet de l’action ». La maxime correspond à la seconde version de l’impératif catégorique kantien : « que je puisse vouloir toujours considérer autrui comme une fin et jamais seulement comme un moyen ». Cependant, Weiss et Peres précisent que le fondement de cet impératif ne se situe pas dans la raison pratique mais dans un idéal social. Il en résulte que « le respect envers autrui dérive du respect de chacun envers l’idéal social ».

4.

Conclusion

Comment cette typologie heuristique peut-elle éclairer le problème du « service payant » posé par le nouveau service VSMP de La Poste ?

La description qui en a été proposée par La Poste renvoie plutôt à la moralité sympathique, et les observateurs qui ont identifié une tension, voire un conflit potentiel, à travers l’idée d’un « service payant », la comprendraient comme une tension entre moralité apathique et moralité sympathique.

La moralité apathique représenterait ici la marchandisation des interactions humaines, qui s’étendrait bien au-delà des échanges économiques. Le soutien et le secours apporté à autrui seraient également « marchandisés ». Le postier agirait alors en vue de satisfaire les objectifs qui lui sont assignés par son organisation, non en premier lieu pour rendre service à ses clients âgés (ceux dont les proches auraient souscrits un abonnement à VSMP).

En revanche, la moralité sympathique mettrait le client à la première place, le facteur trouvant dans ce schéma idéal une occasion de rendre un service sincère à autrui, les aspects procéduraux de son intervention (notamment la contrainte temporelle et la rédaction régulière d’un compte-rendu) se trouvant dans la continuité naturelle de son action.

On peut être intéressé par l’usage qui peut être fait de la description proposée par Weiss et Peres, tout en se trouvant un peu déçu de ne pas, en définitive, aller plus loin qu’une nouvelle description du cas. Mais les auteurs ont pris la précaution de souligner le caractère heuristique de leur modèle. Il vise à favoriser l’analyse, la recherche et la découverte de liens conceptuels. C’est à cet égard que leur effort typologique mérite d’être reconnu.

Alain Anquetil

(1) « Les facteurs vont aussi veiller sur les seniors », La Croix, 18 avril 2017.

(2) « Avec 6 millions de personnes âgées de plus 75 ans, dont 40 % vivent seules chez elles, les besoins sont très grands et le seront davantage à l’avenir puisqu’on estime qu’il y aura 1,2 million de nonagénaires en France dans dix ans, assure Éric Baudrillard, directeur des plateformes de services aux particuliers à La Poste, la seule entreprise à bénéficier en France d’un tel réseau de proximité » pouvant faire face à ces enjeux. » (La Croix, 18 avril 2017).

(3) « ‘Veiller sur mes parents’, le service que généralise La Poste, inquiète les facteurs », Le Monde, 24 mai 2017. L’article soulève quelques interrogations et inquiétudes relatifs au contenu des visites et à la responsabilité assumée par les facteurs.

(4) D’après le CNRTL.

(5) L’association Les petits frères des pauvres https://www.petitsfreresdespauvres.fr/ , tout en saluant la « volonté de La Poste de privilégier une offre de services à la personne qui peut favoriser le maintien à domicile des personnes âgées », a  rappelé que « l’engagement bénévole, les valeurs gratuites et sincères d’une relation sont les seuls remparts contre l’isolement des personnes âgées ». Elel a également mis en exergue le caractère inégalitaire de la prestation. Voir le communiqué publié par l’association et l’article « L’association Les petits frères des Pauvres inquiète face à l’offre ‘Veiller sur mes parents’ », SilverEco.fr.

(6) Weiss & P. Peres, « Beyond the altruism-egoism dichotomy: A new typology to capture morality as a complex phenomenon », in V. Jeffries (dir.), The Palgrave Handbook of Altruism, Morality, and Social Solidarity. Formulating a Field of Study, Palgrave Macmillan, 2014.

(7) E. Durkheim, L’éducation morale, Cours de sociologie dispensé à la Sorbonne en 1902-1903, et Le suicide. Etude de sociologie, 1897, Les Classiques des sciences sociales, Université du Québec à Chicoutimi. Selon Durkheim, l’égoïsme est « cet état où le moi individuel s’affirme avec excès en face du moi social et aux dépens de ce dernier », et l’altruisme « exprime assez bien l’état contraire, celui où le moi ne s’appartient pas, où il se confond avec autre chose que lui-même, où le pôle de sa conduite est situé en dehors de lui, à savoir dans un des groupes dont il fait partie » (Le suicide, Livre 2).

(8) Pour Weiss et Peres, ceci provient du fait que « la personne purement égoïste ne vit que pour elle-même, sans égards pour la société, alors que la personne purement altruiste vit pour la société et perd tout sens du moi ».

[cite]

 

 

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