Alain ANQUETIL
Philosopher specialising in Business Ethics - ESSCA

Dans le film Des pissenlits par la racine, Michel Audiard faisait dire à l’acteur Maurice Biraud : « Plus t’as de pognon, moins t’as de principes. L’oseille, c’est la gangrène de l’âme. » Un dessin de Philippe Honoré, qui travailla chez Charlie Hebdo, semble représenter un aspect ou un effet secondaire de cette maxime. L’éthique y est un sujet de raillerie. Mais, indépendamment du contexte dans lequel ce dessin a été publié, comment faut-il interpréter cette raillerie ? De quoi est-elle le signe ? Et pourquoi provoque-t-elle, chez l’observateur, une impression désagréable, voire un malaise ?

Sur le dessin d’Honoré, deux personnages sourient. Ce sont des hommes d’affaires, peut-être des politiciens (1). Ils sont assis, vêtus de costumes sombres qu’ils portent boutonnés, leurs chemises sont ornées de nœuds papillon et l’un d’eux s’est paré d’une pochette à double pointe. Leur apparence souligne une appartenance de classe. L’un d’eux, le rire aux lèvres, demande à l’autre : « Allez, dis-le encore une fois, qu’on rigole… » – et l’autre répond : « Éthique ! »

Pour ces deux personnages, le mot « éthique » est un objet de plaisanterie. Faute de connaissance du contexte, c’est-à-dire à la fois des faits auxquels ils se réfèrent et de leurs motivations, il est difficile de savoir pourquoi c’est le cas (2), mais, considérée en tant que telle, la scène suscite une question relative à la manière de qualifier leur posture : pourquoi est-elle gênante ? Est-elle immorale ou amorale, et quels arguments généraux est-il possible d’invoquer pour soutenir l’une ou l’autre interprétation ?

La requête du premier personnage – « Allez, dis-le encore une fois, qu’on rigole… » – suscite un malaise. D’où vient-il ? De la légèreté de l’expression – l’emploi de la formule d’exhortation « Allez », le verbe « rigoler », l’assurance des deux messieurs – comparée à la gravité qu’inspire le mot « éthique », mais sans doute aussi du fait que c’est l’éthique en général qui se trouve rabaissée. L’éthique en général, cela peut signifier différentes choses, au moins ces trois-là : d’abord l’éthique considérée comme un ensemble de lois et de règles absolues qui n’autorisent aucune transgression, sauf dans les cas tragiques ; ensuite l’éthique aussi bien absolue que conventionnelle, au sens où elle correspond à des normes de conduites en vigueur au sein d’une société particulière ; enfin, la théorie morale, ou plus précisément la tendance à se référer à des théories morales, parfois de façon définitive, pour faire des jugements ou régir les conduites humaines – un appel à la théorie qui se fait au détriment de la perception et du « sens du détail concret », pour reprendre un mot du philosophe Bernard Williams (3).

Une autre manière d’expliquer le malaise ressenti peut provenir du caractère amoral ou immoral des propos échangés par les deux personnages. L’amoralité suppose une indifférence à tout ce qui appartient au domaine moral (ne pas causer de torts, dire la vérité, respecter ses engagements, témoigner du respect, etc.), y compris une indifférence à l’égard d’autrui et de la société, alors que l’immoralité désigne une violation de règles ou de valeurs morales.

L’éthique des affaires académique a discuté depuis longtemps de la distinction entre immoralité et amoralité. On doit à Archie Carroll le portrait psychologique de trois types de managers : moraux, immoraux et amoraux (4). Des managers immoraux, il affirme qu’ils « ne se soucient que de leur propres intérêts financiers et de leur réussite – ou de ceux de leur entreprise. Pour eux, les normes légales sont des barrières ou des obstacles que les managers doivent surmonter pour atteindre les objectifs qu’ils se sont fixés. Leur stratégie est de tirer parti des opportunités en vue d’un gain personnel ou d’un gain pour leur entreprise. »

Les managers amoraux, selon Carroll, manifestent non un choix délibéré d’agir à l’encontre de l’éthique, mais une forme d’insensibilité ou d’ignorance. Ainsi, ils « ne sont pas sensibles au fait que leurs décisions ordinaires peuvent avoir de mauvaises conséquences pour autrui. Ce qui fait défaut à ces managers, c’est la perception éthique ou la conscience morale. En effet, ils agissent au sein de leur organisation sans penser que leurs actions ont une dimension éthique. À moins qu’ils soient seulement négligents ou qu’ils ne prêtent tout simplement pas attention aux effets de leurs actions sur les parties prenantes. »

La dernière clause, on le voit, permet à Carroll de faire une distinction au sein même de la classe des personnes amorales. Il précise en effet, à propos des managers amoraux par négligence (et par ignorance) qu’ils « peuvent avoir de bonnes intentions, mais ne voient pas que leurs décisions et actions peuvent avoir des effets négatifs sur ceux avec lesquels ils interagissent ». L’amoralité de ces managers est excusable car non intentionnelle. C’est précisément le critère d’intentionnalité qui fait la différence entre les deux classes de managers amoraux : « [Les managers amoraux non intentionnels] ont pour référence morale la lettre de la loi. […] Il existe un autre groupe : celui des managers amoraux intentionnels. Ces managers pensent simplement que les considérations éthiques concernent notre vie privée, pas la vie des affaires. Ils croient que la vie des affaires se trouve en dehors de la sphère à laquelle s’appliquent les jugements moraux. Bien que la plupart des managers amoraux soient non intentionnels, il en existe une petite proportion qui n’envisage pas que l’éthique puisse jouer un rôle dans les affaires. »

On notera que, même envers les managers amoraux intentionnels, Carroll témoigne une certaine indulgence. Leur amoralité est en effet contextuelle, très proche, dans l’esprit, de la « thèse de la séparation » (5). Il faut dire que le mot « amoral » est d’un emploi ambigu, en particulier dans le domaine philosophique, ce que rappelle le Vocabulaire technique et critique de la philosophie d’André Lalande. Celui-ci souligne que l’amoral se distingue de l’immoral parce qu’« on veut laisser entendre que [les êtres amoraux] ont peut-être quelque excuse dans leur indifférence naturelle aux idées du bien et de mal, ou dans le développement incomplet de leur conscience morale ». Soit dit en passant, M. Leroux, dans le même ouvrage, renvoyait sans le savoir à la deuxième classe d’amoralité distinguée par Carroll : « Un être amoral n’est pas simplement celui qui enfreint les règles morales, mais celui qui n’attache aucune importance à cette infraction, celui qui conteste ou ignore la valeur de l’impératif éthique ».

Comment interpréter la conduite des deux personnages du dessin d’Honoré ? La balance penche non du côté de l’amoralité intentionnelle décrite par Carroll, mais de l’immoralité. Cependant, il ne s’agit pas exactement de celle que décrit Carroll, qui se confond avec la recherche opportuniste de la satisfaction de l’intérêt personnel. Il s’agit plutôt d’une immoralité déréglée, d’une immoralité vicieuse. Car les personnages d’Honoré ne font pas que se moquer sciemment de l’éthique dans le contexte des affaires, ils s’en moquent en général, ils jugeant qu’ils doivent s’en moquer, et ils y prennent plaisir. Il y a, derrière ce type particulier d’immoralité, l’idée d’un mal intrinsèque.

Alain Anquetil

(1) Je n’ai hélas ! pu trouver ce dessin libre de droit sur Internet. L’une des conséquences est une méconnaissance du contexte auquel il se réfère, ce qui, toutefois, ne nuit pas au propos.

(2) On peut imaginer de multiples situations comiques dans lesquelles le mot « éthique » prêterait à sourire, par exemple s’il se trouvait appliqué à des comportements moralement obtus.

(3) B. Williams, Préface à l’édition française de Morality: An Introduction to Ethics, Cambridge University Press, 1972, tr. fr. J. Lelaidier, dans La fortune morale. Moralité et autres essais, Paris, PUF, 1994.

(4) A.B. Carroll, « The pyramid of corporate social responsibility: Toward the moral management of organizational stakeholders », Business Horizons, 34 (4), 1991, p. 39-48.

(5) Cf. mon billet « Le mensonge blanc et la thèse de la séparation » du 20 avril 2013.

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