On aime souvent citer les phrases de responsables politiques illustres qui dénoncent les menaces du pouvoir des dirigeants sur les institutions politiques et, par voie de conséquence, sur la liberté, l’égalité, le bien-être et l’intégrité des citoyens. Il faut que le contexte s’y prête, bien entendu. C’était le cas dans le dernier épisode de la remarquable série britannique The Hour, récemment diffusée sur Arte. L’un de ses personnages les plus emblématiques, Freddie Lyon, un journaliste pourfendeur des injustices et des détenteurs corrompus du pouvoir, citait des propos prêtés au président Abraham Lincoln, alors qu’il se trouvait sous la menace d’un corrupteur – des propos qui figurent d’ailleurs dans un article récent du Journal of Business Ethics. Leur usage, dans le cas de The Hour, soulève d’intéressantes questions.

1.

Personnage idéaliste et opiniâtre, journaliste de la BBC dans les années 50, Freddie Lyon et ses collègues s’apprêtent à révéler un scandale impliquant de hauts dirigeants politiques et économiques britanniques. La révélation aura lieu à l’occasion d’une émission télévisée, The Hour, au cours de laquelle parlera un témoin essentiel. Pour protéger ce témoin, Freddie Lyon s’est lui-même offert comme appât aux hommes de main d’un personnage dénommé Raphael Cilenti. Ce dernier, gérant d’un lieu de plaisirs où se réunit une partie de la haute société londonienne, est aussi un proxénète sans scrupules, un maître chanteur, un intermédiaire louche, un corrupteur de politiciens et un assassin. Freddie Lyon a choisi de se livrer à Cilenti afin de protéger le témoin qui parlera dans The Hour. Retenu dans un appartement, il subit les menaces et les agressions physiques de ses hommes de main, qui cherchent à savoir où se trouve le témoin. Mais Freddie Lyon se tait. C’est en regardant la télévision que les crapules qui le détiennent réalisent que le témoin est arrivé sur le plateau de The Hour et qu’il est trop tard pour le réduire au silence. Freddie Lyon comprend que sa vie est en jeu. Cilenti et ses sbires vont lui faire payer son intégrité obstinée. Mais alors qu’il s’apprête à mourir, Freddie Lyon ne demande pas grâce. Il fait plutôt, devant le corrupteur Cilenti, deux déclarations inattendues. Dans la première, il dit à Cilenti qu’il se trompe s’il croit appartenir à la caste dirigeante en vertu du fait qu’il la reçoit dans son cabaret et, surtout, qu’il la tient pour partie dans ses griffes. En réalité, cette caste le méprise, et le fait qu’il soit citoyen britannique, comme il tient à le rappeler, n’a aucun poids face à la différence de classe qui les sépare irrévocablement. Sa deuxième déclaration, Freddie Lyon la fait d’une voix faible mais assurée malgré sa souffrance. Sans s’adresser à Cilenti, il cite ces mots célèbres que le président américain Abraham Lincoln aurait prononcés en 1864 (soi-disant dans une lettre au Colonel William Elkins) : « Je vois venir une crise dans le futur proche, cela m’énerve et me fait trembler pour la sécurité de mon pays. Il résulte de la guerre [de Sécession] que de grosses sociétés ont été intronisées et qu’une ère de corruption dans les hautes sphères va s’ensuivre, si bien que la puissance financière du pays fera tout pour prolonger son règne en agissant au détriment du peuple jusqu’à ce que toute fortune soit concentrée entre peu de mains et la République détruite. J’ai en ce moment plus d’angoisse pour la sécurité de mon pays que je n’avais auparavant, même en pleine guerre. Dieu nous octroie que mes soupçons s’avèrent infondés. » (1)

 

2.

Remarquons en passant que ces mots sont seulement prêtés à Lincoln. En réalité, il ne les aurait pas prononcés (2). Mais cela n’enlève rien à la valeur de la citation. Son contenu, qui est de dénoncer le risque de corruption des sphères de pouvoir, aurait pu être énoncé par Lincoln (ce point est cependant contesté). D’autant que d’autres présidents des États-Unis ont tenu des propos du même genre. Ainsi le président Dwight Eisenhower dénonça-t-il, dans son discours d’adieu prononcé le 17 janvier 1961 (il quittera la maison blanche le 20 janvier), les effets potentiellement nuisibles sur la démocratie de la puissance du complexe militaro-industriel : « Cette conjonction d’un immense établissement militaire et d’une grande industrie est nouvelle dans l’expérience américaine. Son influence totale, économique, politique, même spirituelle et sentie dans chaque ville, dans chaque maison officielle, dans chaque bureau du gouvernement fédéral. Nous reconnaissons le besoin impératif de ce développement mais nous ne devons pas manquer de comprendre ses implications graves. Notre dur travail, nos ressources, nos vies… tous sont impliqués ; ainsi en est-il de la structure de notre société. Dans les conseils du gouvernement, nous devons donc nous garder de toute influence sans garantie, voulue ou pas, du complexe militaro-industriel. Le risque potentiel d’une augmentation désastreuse d’un pouvoir mal placé existe et persistera. Nous ne devrons jamais laisser le poids de cette combinaison mettre en danger nos libertés et processus démocratiques. Nous ne devons jamais rien prendre pour acquis et seul des habitants bien informés pourront éviter la contrainte de l’engrenage possible d’une énorme machine industrielle militaire afin de l’adapter avec des méthodes et des buts paisibles, de sorte que la sécurité et la liberté puissent prospérer ensemble. » (3) On notera que les propos des présidents Lincoln et Eisenhower sont reproduits partiellement dans un récent article du Journal of Business Ethics (4). Son auteur, Douglas Beets, y traite des événements historiques fondamentaux ayant trait à l’éthique des entreprises américaines. Le tableau dans lequel figurent les citations reproduites ci-dessus, intitulé « Commentaires de présidents des États-Unis sur les entreprises », n’est discuté qu’à la fin de l’article. Beets y souligne alors qu’en dépit des « objections exprimées par plusieurs présidents des États-Unis sur l’éthique des entreprises », l’entreprise américaine n’est, d’une façon générale, que « quasi démocratique » puisque le droit de vote d’un actionnaire dépend, contrairement aux règles de la vie démocratique, de sa part dans le capital.

3.

Revenons au cas de Freddie Lyon. Il présente quelques traits remarquables, trois au moins (5). (i) Des deux déclarations que fait le jeune journaliste sous la torture, l’une s’adresse au corrupteur. Il s’agit de lui montrer que, malgré son pouvoir, son personnage est toujours celui d’une crapule. Car même si les dirigeants politiques et économiques qu’il a corrompus ne valent pas mieux d’un point de vue moral, ils croient appartenir à une classe noble. L’autre déclaration, en revanche, à qui est-elle adressée ? Aux téléspectateurs, bien sûr, mais aussi à l’ensemble des citoyens et à l’humanité toute entière, puisqu’elle fait référence à des idéaux. (ii) Il est notable que Cilenti ne comprenne pas pourquoi Freddie Lyon cite Lincoln à ce moment-là. Il est incapable de voir les idéaux auxquels il se réfère. Peut-être l’usage que ce corrompu a fait du pouvoir explique-t-il pourquoi il ne peut même pas les voir. La citation de Lincoln dans ce contexte, au moment où la vie du journaliste est en jeu, va dans une certaine mesure contre les conventions – dans une certaine mesure seulement, car il existe aussi des conventions relatives à la manière dont un authentique héros se comporte à l’approche de la mort. (iii) On peut se demander quels sont les actes de langage accomplis par Freddie Lyon. On notera qu’il ne fait que citer Lincoln, sans employer un verbe propositionnel du genre « affirmer », « penser », « remarquer » ou « avertir ». Il aurait fort bien pu faire précéder la citation d’une phrase commençant par « J’affirme que… », « Je pense que… », « Je vous fais remarquer que… » ou « Je vous avertis que… ». Mais il ne le fait pas, laissant planer une incertitude sur son intention. Il cite Lincoln sans phrases. Sans doute son propos pourrait-il être explicité de façon performative, comme le dit J.L. Austin (6), sous la forme : « En citant les propos d’Abraham Lincoln, je vous avertis sur le danger des usages du pouvoir », le pronom personnel « vous » désignant au moins les téléspectateurs. Mais on peut aussi considérer que Freddie Lyon ne se contente pas d’avertir, qu’il veut également produire un certain effet sur les pensées et les émotions des auditeurs, qu’il veut convaincre, par exemple, sur la nécessité, pour les citoyens, de contrôler étroitement les usages du pouvoir. Il s’agit d’un autre type d’acte de langage, qui ne peut être explicité de façon performative et dont la nature n’est pas clairement identifiée. Mais en dépit de cette double incertitude, et peut-être à cause d’elle, les mots du journaliste idéaliste touchent juste. Alain Anquetil (1) La traduction est issue de l’URL : http://mobile.agoravox.fr/actualites/international/article/lincoln-avait-prevu-la-chute-des-83894 . Voici la version originale, qui est issue d’un site où se trouve posée la question de l’origine de ce texte (« Did Abraham Lincoln Say That? ») : « I see in the near future a crisis approaching that unnerves me and causes me to tremble for the safety of my country. As a result of the war, corporations have been enthroned and an era of corruption in high places will follow, and the money power of the country will endeavour to prolong its reign by working upon the prejudices of the people until all wealth is aggregated in a few hands, and the Republic is destroyed. I feel at this moment more anxiety for the safety of my country than ever before, even in the midst of war. » (2) Voir P.M. Angle, « The Lincoln encyclopedia: The spoken and written words of A. Lincoln », The Mississippi Valley Historical Review, 37(3), 1950, p. 537-539. L’encyclopédie en question est celle éditée par Archer H. Shaw, New York, The Macmillan Company, 1950. (3) La traduction du discours d’adieu du président Eisenhower est de Michel Gaillard. La version originale est la suivante : « This conjunction of an immense military establishment and a large arms industry is new in the American experience. The total influence-economic, political, even spiritual-is felt in every city, every state house, every office of the Federal government. We recognize the imperative need for this development. Yet we must not fail to comprehend its grave implications. Our toil, resources and livelihood are all involved; so is the very structure of our society. In the councils of government, we must guard against the acquisition of unwarranted influence, whether sought or unsought, by the military-industrial complex. The potential for the disastrous rise of misplaced power exists and will persist. We must never let the weight of this combination endanger our liberties or democratic processes. We should take nothing for granted only an alert and knowledgeable citizenry can compel the proper meshing of huge industrial and military machinery of defense with our peaceful methods and goals, so that security and liberty may prosper together. » (4) S. D. Beets, « Critical events in the ethics of U.S. corporation history », Journal of Business Ethics, 102, 2011, p. 193-219. (5) Parmi les autres, il y a l’hypothèse que l’une des intentions des auteurs de The Hour est de faire ressortir le lien entre les idéaux exprimés par Lincoln et la profession de journaliste. (6) J.L. Austin, How to do things with words, Oxford University Press, 1962, tr. fr. G. Lane, Quand dire, c’est faire, Paris, Editions du Seuil, 1970.

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