La loi sur le secret d’affaires vient d’être adoptée par l’Assemblée nationale (1). Le billet précédent abordait la question de la fonction du secret et présentait quatre types imaginaires de sociétés humaines caractérisés par des régimes différents en matière de transparence et de ce que nous appelons aujourd’hui la protection de la vie privée. Nous poursuivons en explorant les réflexions de Sissela Bok relatives à l’« éthique du secret et de la révélation » (2). La première section aborde les principes moraux qui, selon elle, devraient gouverner le secret en général. La seconde traite des arguments qui justifient le secret dans les affaires. Nous terminons par une discussion.

 

1.

Deux principes moraux : égalité et contrôle partiel sur les informations personnelles

Les deux principes proposés par Sissela Bok, qu’elle appelle des présomptions morales, doivent concilier deux impératifs : préserver les effets positifs du secret (notamment la protection de l’innovation et de la propriété) et éviter ses effets négatifs (par exemple le fait qu’ils imposent des contraintes sur ceux qui les connaissent ou qu’ils dissimulent des activités moralement répréhensibles). C’est pourquoi, selon Bok, il est difficile de prendre une position morale a priori, de caractère général, à propos du secret. C’est ce qui le distingue du mensonge, de la violence ou du fait de violer ses promesses, qui suscitent une préconception négative, et de la sincérité, qui génère à première vue un jugement favorable.

Il va de soi que ces caractéristiques n’impliquent pas que le secret est moralement neutre. Bok suggère ainsi deux principes qui ont le mérite de les prendre en compte.

Le premier est un principe d’égalité devant le secret, qu’elle décrit ainsi : « Le contrôle du secret ou de la transparence (openness) que l’on juge légitime pour quelques-uns devrait être légitime pour tous, sauf considérations particulières ». Il s’agit, pour les personnes concernées par un secret, de disposer du même degré de contrôle à son égard. Par exemple, si certaines personnes extérieures, c’est-à-dire non concernées directement par un secret légitime (3), n’y ont pas accès, cette interdiction devrait s’appliquer à toute autre personne extérieure. Il en va de même lorsque quelques personnes extérieures ont accès à un secret légitime.

La clause « sauf considérations particulières » est évidemment essentielle. Proche de la condition « toutes choses égales par ailleurs », elle signifie ici que toute entorse au principe d’égalité suppose, de la part des personnes détentrices d’un secret, de disposer de raisons suffisantes leur permettant de justifier de « considérations particulières ».

Le second principe, dit de « contrôle partiel sur ses informations personnelles », a pour contenu, selon les termes de Bok, « le contrôle partiel d’un individu sur le niveau de secret (degree of secrecy) ou de transparence relatif à ses biens personnels – ceux qui appartiennent sans conteste à sa vie privée ». Ce type de contrôle (Bok utilise fréquemment ce mot) permet de protéger l’identité personnelle, spécialement les projets, les activités et les biens qui en font partie, lesquels « peuvent faire l’objet de revendications légitimes ».

L’auteure ne développe pas ces principes. Elle s’intéresse plutôt aux considérations qui permettent, d’un point de vue moral, de les transgresser. C’est précisément le cas de certains secrets d’affaires.

 

2.

Cinq arguments justifiant les secrets d’affaires

« La révélation d’un secret pour nuire gravement au commerce », affirme Sissela Bok au début du chapitre consacré au Trade and corporate secrecy.

Elle définit un secret d’affaires comme « toute formule, modèle, dispositif ou information utilisé dans une entreprise, qui permet à celle-ci d’obtenir un avantage sur ses concurrents, étant donné que ceux-ci n’en ont pas connaissance ou ne l’utilisent pas » (4).

Point essentiel, selon Bok, afin d’apprécier les arguments justifiant les secrets d’affaires, ceux-ci partagent avec les biens, qui font l’objet d’un droit de propriété, le fait de pouvoir être négociés ou volés ; mais, à l’inverse d’un bien, ils ont le pouvoir être trahis. Si l’on ajoute à cette particularité – une possible trahison – le fait que d’importants intérêts économiques peuvent être en jeu, on comprend que les entreprises soient incitées à mettre en œuvre des mesures permettant de protéger leurs secrets techniques et commerciaux.

Une troisième caractéristique doit être mentionnée : le fait que le monde économique a une dimension publique, puisqu’il implique l’échange de biens et de services sur un marché. « Les secrets commerciaux sont destinés à tomber dans le domaine public », affirme ainsi Sissela Bok. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle différents dispositifs de protection des inventions – brevets, copyrights, marques déposées – ont été mis à la disposition des acteurs économiques. Ils permettent, selon les mots de Bok, « d’obtenir une exclusivité sans recourir au secret ».

En général, cinq justifications sont proposées pour justifier le secret des affaires : l’autonomie personnelle, la propriété, la confidentialité, l’incitation à investir et la sécurité nationale.

L’argument de l’autonomie personnelle est fondé sur l’idée qu’une invention, par exemple, suppose un investissement personnel de la part de son auteur. À ce titre, elle peut constituer une part de son identité. Dès lors que l’identité est menacée, typiquement en cas de risque d’appropriation frauduleuse, le secret apparaît comme le moyen de protection le plus légitime. Mais Bok souligne que l’argument de l’autonomie personnelle n’est pas absolu. Ainsi, il ne pourrait être invoqué par l’inventeur d’un médicament susceptible de sauver d’innombrables vies humaines.

L’argument de la propriété semble justifier le secret de façon inhérente. Le droit, pour une personne, de « conserver ses biens comme bon lui semble » inclut le recours au secret. Ce droit est relié à l’argument précédent, puisqu’un objet dont on est propriétaire peut être considéré comme une partie de soi.

S’agissant d’une entreprise, le droit de propriété peut être invoqué pour répondre à des actes malveillants. Bok cite le cas réel d’une usine en construction dont la toiture n’était pas achevée, ce qui permit à un concurrent mal intentionné de prendre des photographies aériennes du procédé de fabrication. Elle estime que l’entreprise victime aurait pu invoquer son droit de propriété pour obtenir réparation de son préjudice.

L’argument de la confidentialité est étroitement dépendant des idées de promesse et de loyauté envers l’entreprise. Bok résume ainsi l’argument : « Les secrets d’affaires devraient être conservés par ceux qui ont promis de les conserver, simplement en raison de leur promesse ». La promesse crée une obligation de loyauté – non pas le genre de loyauté qui prévaut dans le cadre de relations professionnelles entre employés, mais une loyauté à l’égard de l’entreprise en tant que telle. Il peut en résulter, selon Bok, une contrepartie négative pour les employés qui sont loyaux en ce sens. Par exemple, des employés détenteurs de secrets et liés par une promesse et par la loyauté qui en découle pourraient ne pas être libres de rechercher un autre emploi.

Pour décrire l’argument fondé sur l’incitation à investir, Sissela Bok énonce une formule générale : « Si le secret d’affaires n’existait pas, il faudrait l’inventer ». Celle-ci recouvre l’évidence selon laquelle les incitations fournies aux acteurs économiques en matière d’innovation et d’investissement contribuent de façon essentielle à la stabilité sociale et à la prospérité économique. Claude Revel, déléguée interministérielle à l’intelligence économique, exprimait un argument de ce genre à propos de la loi récemment votée par l’Assemblée nationale :

« Il y a aujourd’hui des secrets juridiquement difficiles à protéger : l’organigramme d’un laboratoire de recherche, le croquis d’une partie d’un nouveau moteur, ou encore les premiers dessins d’un futur vêtement. Le texte vise à combler cette lacune. Protéger l’innovation, protéger les entreprises, c’est aussi protéger l’emploi. » (5)

Sissela Bok souligne cependant que l’argument de l’incitation présuppose que le secret d’affaires a des conséquences positives sur le bien-être de l’entreprise concernée, tandis que la transparence aurait, a contrario, des conséquences négatives. Mais cette présupposition, d’inspiration utilitariste, devrait reposer sur un calcul effectif des coûts et des bénéfices liés à chaque innovation. Cette objection fait partie de l’objection plus générale, répétée à maintes reprises par Bok, selon laquelle la justification d’un secret d’affaires doit toujours être apportée par l’entreprise qui en bénéficie. C’est à elle que revient la charge de la preuve.

Enfin, l’argument de la sécurité nationale est une extension de l’argument précédent, la justification du secret dépendant d’une évaluation du bien-être général. Claude Revel exprimait l’essence de cet argument lorsqu’elle évoquait « la sécurité » et les « intérêts économiques essentiels de la France » (6).

 

3.

Discussion

Plusieurs critiques peuvent être formulées à l’égard des observations de Sissela Bok.

Il y a d’abord une question de justification. Comment les deux principes énoncés à la section 1 – égalité et contrôle partiel sur ses informations personnelles– sont-ils justifiés ? Bok invoque des considérations générales relatives à la liberté et à l’intérêt public, mais elle relie surtout ces deux principes aux types de sociétés humaines qu’elle avait imaginés quelques pages auparavant (7). Ainsi, le principe d’égalité conduirait à rejeter les types 1 et 2 (respectivement une société où nous ne pouvons détenir de secrets à l’égard d’entités extérieures, par exemple des divinités, qui elles-mêmes possèdent des secrets impénétrables, et une société où chacun peut percer impunément les secrets d’autrui), et le principe de contrôle partiel sur ses informations personnelles impliquerait le rejet des types 3 et 4 (une société intégralement transparente où choisir entre le secret et la transparence n’a aucun sens, et une société fermée dans laquelle chacun peut conserver des secrets qui demeurent inaccessibles).

Cependant, la relation entre ces types imaginaires et les deux principes moraux n’est pas justifiée avec suffisamment de précision. On peut par exemple se demander si ces types imaginaires engendrent les deux principes, et si le principe d’égalité s’applique aux sociétés 3 et 4, qui sont rejetées par Sissela Bok. On peut également s’interroger sur le recouvrement possible entre ces deux principes, dont l’indépendance relative est posée sans justification.

Une autre critique prolonge le défaut de précision mentionné à l’instant. Selon les termes d’un relecteur de l’ouvrage de Bok, elle porte sur « le fait qu’il n’est pas évident que cette approche puisse toujours apporter un conseil moral ou politique acceptable » (8). En bref, si les arguments de Bok peuvent en effet éclairer la réflexion des praticiens confrontés à un choix moral entre le secret et la transparence, l’application des deux principes n’est pas décisive.

Il y a en outre, dans le secret en général, quelque chose qui ressort du jeu. Or, selon un autre critique de l’approche de Bok, celle-ci ignore cette dimension spécifique qui est pourtant inhérente au mécanisme du secret (9). Elle ne s’intéresse souvent qu’à une partie de ce jeu (à l’un des « joueurs »), alors qu’il conviendrait de porter l’attention sur ses règles et sa morale particulière.

L’argument du jeu est familier à tous ceux qui s’intéressent à l’éthique des affaires. Dans un article publié en 1968 par la Harvard Business Review, Albert Carr comparait la vie des affaires au jeu de poker, affirmant que ce jeu est « joué à tous les niveaux de la vie de l’entreprise, du plus élevé au plus bas » (10). Il ajoutait que ce jeu est gouverné par une éthique particulière. Il ne la définissait pas avec précision, mais précisait ses contours. Sissela Bok aurait pu, dans son ouvrage, tenter de définir l’éthique spéciale qui pourrait être propre au jeu du secret – une éthique qui ne serait pas imposée ide l’extérieur, mais qui émergerait du jeu lui-même. Elle aurait ainsi pu éclairer avec profit, trente-cinq ans après la publication de son ouvrage, les débats autour de la récente loi française sur le secret des affaires.

Alain Anquetil

(1) Voir « Loi sur le ‘secret des affaires’: La proposition de loi définitivement votée à l’Assemblée », 20 Minutes avec l’AFP, 14 juin 2018.

(2) S. Bok, Secrets: On the ethics of concealment and revelation, Vintage Books, 1983.

(3) L’idée de « légitimité » est présente dans la loi française sur le secret des affaires, notamment à l’article L. 151-2 modifié du Code de commerce : « Est détenteur légitime d’un secret des affaires au sens du présent chapitre celui qui l’a obtenu par l’un des moyens suivants, etc. ».

(4) Cette définition recoupe en partie le premier alinéa de l’article suivant de la loi française adoptée le 14 juin 2018, mais elle inclut moins d’éléments – elle ignore en particulier les mesures prises par une entreprise pour conserver une information ayant une valeur commerciale (alinéa 3 ci-dessous) :

« Art. L. 151-1. – Est protégée au titre du secret des affaires toute information présentant l’ensemble des caractéristiques suivantes :

1° Elle n’est pas, en elle-même ou dans la configuration et l’assemblage exacts de ses éléments, généralement connue ou aisément accessible à une personne agissant dans un secteur ou un domaine d’activité traitant habituellement de cette catégorie d’information ;

2° Elle revêt une valeur commerciale parce qu’elle est secrète ;

3° Elle fait l’objet de la part de son détenteur légitime de mesures de protection raisonnables pour en conserver le secret. »

L’exposé des motifs du projet de loi était plus explicite :

« Cette définition reprend les trois critères prévus par l’article 2 de la directive [européenne dont la loi actuelle est l’application], directement inspirés de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) : une information connue par un nombre restreint de personnes, ayant une valeur commerciale en raison de son caractère secret et qui fait l’objet de mesures particulières de protection. L’information a une valeur commerciale, par exemple, lorsqu’elle constitue, pour son détenteur, un élément de son potentiel scientifique et technique, de ses intérêts économiques ou financiers, de ses positions stratégiques ou de sa capacité concurrentielle. Dès lors qu’une information présente l’ensemble de ces caractéristiques, elle peut faire l’objet d’une protection dans les conditions prévues par le nouveau titre V du livre Ier, indépendamment du support sur lequel elle peut être incorporée. »

(5) Citation issue de l’article du Monde : « Une loi pour protéger le secret des affaires », 19 janvier 2018. Claude Revel a développé il y a peu le même argument dans une émission de France Culture diffusée le 19 avril 2018 : « Secret des affaires : l’opacité peut-elle se justifier ? ».

(6) Ibid.

(7) Voir mon article précédent, « Loi sur le secret des affaires : l’éthique du secret et de la révélation (1) »

(8) J. P. Burke, revue de Secrets: On the ethics of concealment and revelation, de Sissela Bok, The American Political Science Review, 78(1), 1984, p. 279-280.

(9) A. E. Malloch, « The secrecy game », revue de Secrets: On the ethics of concealment and revelation, de Sissela Bok, CrossCurrents, 33(2), 1983, p. 224-225.

(10) A. Z. Carr, « Is bluffing ethical? », Harvard Business Review, 46(1), 1968, p. 143-153. Voir aussi mon ouvrage Qu’est-ce que l’éthique des affaires ?, 2008, Paris, Vrin, « Chemins Philosophiques ».

[cite]

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