« My strongest asset by far is my temperament » ou « Mon principal atout est mon tempérament » (1) (2), phrase que Guillaume Erner, de France Culture, comme beaucoup d’autres observateurs, a retenue du débat entre les deux candidats à l’élection présidentielle américaine qui a eu lieu dans la nuit du lundi 26 septembre et à laquelle il a consacré son billet d’humeur du 27 septembre 2016. La phrase a été prononcée par Donald Trump en réponse à une question du modérateur sur la qualité du jugement. Sa question a conduit Trump à affirmer qu’il possède (selon son jugement) un meilleur caractère que sa rivale Hillary Clinton – Trump a dit plus précisément : « My strongest asset, maybe by far, is my temperament », c’est-à-dire : « Mon principal atout est peut-être de loin mon tempérament » – et il a ajouté qu’il avait un tempérament de vainqueur (3). Dans son billet, Erner insistait sur l’importance de l’idée de « personnalité », faisant référence au sociologue américain David Riesman qui, dans les années 1950, prédisait justement l’importance future de la personnalité dans l’espace public. Trump serait une illustration moderne de cette prédiction car sa personnalité semble compter plus, aux yeux des spectateurs, que le programme qu’il défend ou d’autres aspects de sa candidature à l’élection présidentielle américaine. C’est une remarque suggestive mais qui suscite une interrogation supplémentaire, celle de la place du rôle – en l’occurrence des rôles : « candidat », « représentant du parti républicain », « débatteur », et autres. Trump a-t-il voulu dire : « Mon principal atout est peut-être que mon tempérament convient parfaitement au rôle de président des États-Unis » ? Cela semble aller de soi, et c’est ce que laissent penser beaucoup de réactions des observateurs et des médias (4). Mais cela mérite un petit examen. Il constitue l’objet de cet article au sein duquel, par mesure de simplification, je ne mettrai pas en avant le « tempérament » – qui est, selon les termes de la psychologue Anne-Marie Rocheblave-Spenlé, l’une « des composantes irréductibles aux influences extérieures » sur la personnalité (5) – mais la « personnalité ».

L’énoncé « Mon principal atout est peut-être que mon tempérament convient parfaitement au rôle de président des États-Unis » suppose qu’il est possible de distinguer la « personnalité » du « rôle ». Les idées de « correspondance » ou d’« adéquation » (6), qui sont sous-jacentes à cet énoncé, reposent sur une séparation entre les objets que l’on met en relation. Lorsque l’on dit que l’objet A correspond à l’objet B, il nous semble évident que ces deux objets sont séparés, distincts l’un de l’autre (7). Il en serait de même des objets « personnalité » et « rôle ».

Mais la séparation entre notre personnalité et les rôles que nous jouons au sein de la société ne constitue qu’une hypothèse. Supposons que ce ne soit pas le cas, que par exemple nous soyons la somme de nos rôles (ceux que nous jouons réellement) ; qu’il n’y ait rien d’autre, derrière nos manières habituelles d’agir, que la mise en acte des rôles que nous jouons. Il s’agit de l’hypothèse de la « réduction de la personnalité à des rôles », comme l’écrivait Rocheblave-Spenlé. Dans ce cadre, les critiques de l’assertion de Trump n’auraient sans doute pas de difficulté à obtenir gain de cause. Car il leur suffirait de montrer que les rôles qu’a joués jusqu’à présent le candidat républicain supposaient des types de conduite différents de ceux qu’exige le rôle (au sens d’un modèle de conduite) de président des États-Unis, et de comparer sa situation à celle d’Hillary Clinton. La « somme de rôles » constituant la personnalité de la candidate démocrate, qui comprend un rôle de secrétaire d’État de 2009 à 2013, un rôle de sénatrice et un rôle de première dame des États-Unis, est à l’évidence plus proche de ce que requiert le rôle de président des États-Unis que la « somme de rôles » de Donald Trump, qui ne comprend ni rôle gouvernemental ni rôle électif.

Si, à l’autre extrême, nous défendons la thèse d’une séparation entre notre personnalité et nos rôles – une position à laquelle Montaigne a souscrite et dont témoigne son célèbre  conseil : « Il faut jouer duement notre rôle, mais comme rôle d’un personnage emprunté » (8),– alors la position des critiques de l’assertion de Trump est plus délicate. Car il leur faut imaginer dans quelle mesure les compétences que le candidat républicain a cultivées dans le cadre de ses activités économiques et médiatiques sont compatibles avec le rôle de président des États-Unis – on retrouve l’idée de « correspondance » évoquée ci-dessus. La question devient celle de savoir si les compétences de Trump, propres à des domaines spécifiques (business, médias, gestion de son image notamment), sont transférables au domaine politique. À cet égard, la performance d’un candidat lors de débats qui, dans une certaine mesure, miment des situations caractéristiques du monde politique, peut informer les observateurs sur ses capacités à transférer compétences et stratégies d’un domaine à un autre. C’est sur cet aspect que les observateurs pourraient se concentrer, mais il va de soi que l’examen risque de n’être pas vraiment fondé sur des faits.

Il existe une troisième voie, médiane et a priori plus plausible. Elle consiste à considérer que les rôles sont constitutifs de notre personnalité mais que, en tant que personnes, nous avons la capacité de conserver une distance par rapport aux rôles que nous jouons, que nous disposons d’un contrôle exécutif sur leur mise en acte. Rocheblave-Spenlé le souligne lorsqu’elle remarque que parler d’« assemblage de rôles » ou d’« organisation de rôles » pour qualifier la manière dont la personnalité, réductible aux rôles, s’arrange avec eux, « suppose une fonction d’intégration, indépendante d’eux ».

La troisième voie s’inspire en particulier du philosophe pragmatiste et « psychologue sociologiste » (9) George Herbert Mead. Loin de considérer que la personnalité est une somme de rôles, il défendait l’idée qu’elle se construit à travers la « prise de rôle réflexive » par laquelle, selon les termes de la philosophe Dorothy Emmet, « une personne apprend à se voir elle-même à travers les attitudes des autres et à entrer dans leurs rôles par l’imagination » (10). Mead affirmait lui-même en 1934 (dans L’esprit, le soi et la société, reprenant des cours donnés en 1928) que « l’individu s’éprouve soi-même non pas directement, mais seulement indirectement, en se plaçant aux multiples points des vue des autres membres de son groupe social ou en endossant le point de vue généralisé de tout le groupe social auquel il appartient » (11).

Selon ce troisième point de vue de la relation entre personnalité et rôle, les critiques de l’assertion de Trump devraient adopter une autre stratégie pour montrer que ce candidat n’a pas le tempérament requis pour devenir président des États-Unis. Il ne s’agirait pas de rechercher les rôles joués par le passé et de raisonner par analogie (hypothèse de la somme des rôles) ou d’étudier la possibilité de transferts de compétences acquises au cours de rôles passés (hypothèse de la séparation entre personnalité et rôles), mais de mener une analyse biographique précise de façon à identifier les rôles qui ont, à travers le processus de prise de rôle réflexif, construit la personnalité actuelle de Donald Trump. C’est une tâche sérieuse, difficile à mener, et qui, de surcroît, contribuerait à donner à la personnalité d’un candidat un poids essentiel et, on peut le supposer, démesuré.

Alain Anquetil

(1) « Temperament » a été plutôt traduit par « caractère », par exemple dans l’émission de France Culture. « Tempérament » dénote plutôt un ensemble de dispositions, un « ensemble de traits innés qui caractérisent une personne psychologiquement et physiologiquement » selon le dictionnaire du CNRTL. « Character », l’équivalent anglais de « caractère », se réfère plutôt à un ensemble de qualités morales possédées par un individu, mais le sens français est plus général et susceptible d’inclure le « tempérament » : « Ensemble des manières stables d’être, de sentir ou d’agir qui habituellement règlent le comportement d’une personne adulte dans ses relations avec d’autres personnes » (CNRTL).

(2) Notons que le mot « tempérament » est la vedette lexicale du moment. Le dictionnaire Merriam-Webster y consacre un petit article daté du 26 septembre : « Trump and Clinton Accuse Each Other of Having the Wrong Temperament to Be President », indiquant que, depuis le débat, le mot a été consulté 78 fois plus que d’habitude, et rappelant son étymologie et son sens moderne d’« attitude, humeur ou comportement habituel d’une personne ou d’un animal ».

(3) La phrase « My strongest asset by far is my temperament » a été employée dans un article du New York Times, « No more Mr. Nice Guy », sans le « peut-être » de la version d’origine.

(4) Par exemple la réaction (il s’agit bien en l’occurrence d’une réaction) du quotidien américain USA Today du 30 septembre 2016, qui a pris partie pour Hillary Clinton, attaquant Trump en raison, entre autres, de son tempérament inadapté (unfit) pour occuper le poste de président des États-Unis (« USA Today: Donald Trump unfit; lacks temperament, knowledge, steadiness and honesty »).

(5) A.-M. Rocheblave-Spenlé, La notion de rôle en psychologie sociale, PUF, 1969.

(6) Les deux termes ne sont pas strictement équivalents.

(7) Un exemple, parmi une quantité infinie, issu d’À la Recherche du temps perdu : « […] Il est faux de croire que l’échelle des craintes correspond à celle des dangers qui les inspirent. On peut avoir peur de ne pas dormir, et nullement d’un duel sérieux, d’un rat et pas d’un lion. »

(8) Essais, III, 10.

(9) L’expression est de Rocheblave-Spenlé.

(10) D. Emmet, Rules, roles and relations, MacMillan, 1966.

(11) G. H. Mead, Mind, Self, and Society, Charles W. Morris (éd.), University of Chicago Press, 1934, tr. fr. D. Cefaï et L. Quéré, L’Esprit, le Soi et la Société, Paris, PUF, 2006.


Image à la une : Auteur inconnu, Public domain, via Wikimedia Commons

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