La récente polémique relative à la décision d’autoriser le cycliste britannique Chris Froome à prendre le départ du Tour de France 2018 (1) suscite une question bien connue des parties prenantes et des observateurs : celle des raisons pour lesquelles, en dépit des affaires répétées de dopage qui ont affecté l’épreuve, l’amour du public n’a jamais décliné. Nous en discutons dans ce billet, en passant en revue différentes explications proposées.

Beaucoup de réponses ont été avancées. Certaines font appel à une ignorance motivée que l’on peut résumer par l’expression « nier l’évidence ». Cette forme d’irrationalité a été mentionnée à propos du Tour de France dans un article du Financial Times paru en 2013, qui évoquait la « volonté des spectateurs d’ignorer les scandales de ce sport » (2). Un autre article publié en 2012 par le New York Times précisait la nature de cette ignorance volontaire : « Il est possible que les scandales répétés nous aient à ce point anesthésiés que nos sensibilités émoussées nous conduisent à prendre les exploits sportifs pour argent comptant » (3).

Il est vrai que l’exploit en tant que tel, cette « action remarquable, exceptionnelle, dépassant les limites habituelles », peut être perçu comme l’expression idéale d’un désir de réussite, un désir d’ailleurs (et c’est un point fondamental) partagé par un grand nombre d’êtres humains. « Le désir de gagner, de réussir, est universel », affirmait même Charles Yesalis, un spécialiste américain de la santé et du dopage dans le sport, qui était le personnage central de l’article du New York Times précité.

Le fait que ce désir soit partagé signifie aussi qu’il peut être réalisé dans différents domaines de la vie humaine. Les spectateurs du Tour de France l’éprouvent tout autant que les sportifs qu’ils admirent au bord des routes. Eux-mêmes désirent réussir. Yesalis allait plus loin encore en conjecturant que le spectateur sportif peut non seulement excuser, mais aussi évaluer positivement le recours au dopage puisque celui-ci ne serait qu’un moyen de satisfaire un désir légitime de réussite :

« Nous savons que certains athlètes trichent mais, à un certain niveau, nous apprécions leur raison : la recherche d’un avantage ».

Toutefois, afin que le jugement moral soit incontestable, il faudrait que le moyen choisi pour atteindre la fin (la réussite) soit légitime, ce qui est douteux lorsque ce moyen suppose le recours au dopage. Mais il est possible d’invoquer ici un argument sociologique pour réduire l’illégitimité de ce moyen : le fait que « le dopage est un phénomène typique de la société actuelle » (4). Ce fait, devenu un fait social, contraindrait, voire déterminerait, la conduite des athlètes qui sont tous motivés par le désir de réussite. Autrement dit, et pour reprendre les propos tenus par un athlète convaincu de dopage aux Jeux olympiques de Londres en 2012, un athlète qui ne se doperait pas se ferait du tort à lui-même, ce qui serait, sous certaines conditions, moralement condamnable (5).

L’argument de l’universalité, qui comprend la capacité à comprendre les raisons des sportifs dopés, peut être étayé par le concept de sympathie tel qu’Adam Smith l’a conçu dans sa Théorie des sentiments moraux. Les mots du philosophe écossais des Lumières semblent en effet appropriés pour rendre compte de ce qu’éprouve un spectateur à l’égard de chacun des coureurs du Tour de France :

« Par l’imagination nous nous plaçons dans sa situation, nous nous concevons comme endurant les mêmes tourments, nous entrons pour ainsi dire à l’intérieur de son corps et devenons, dans une certaine mesure, la même personne. […] Ses souffrances, quand elles sont ainsi ramenées en nous, quand nous les avons ainsi adoptées et faites nôtres, commencent enfin à nous affecter ; alors nous tremblons et frissonnons à la pensée de ce qu’il sent ». (6)

La référence à la sympathie, à l’affinité que chacun peut éprouver envers autrui, est présente dans un autre argument avancé pour expliquer la popularité persistante du Tour de France : son caractère démocratique (7). Pendant la course, le public se trouve en quelque sorte aux côtés des coureurs, en situation non pas d’égalité, mais de coopération. Plus que dans d’autres sports, le public contribue à une œuvre commune, notion difficile à spécifier qui ne peut être ramenée à l’image d’un beau spectacle. L’idée d’« œuvre » devrait plutôt être comprise à travers les concepts de « liturgie nationale », de « nostalgie » et de « géographie culturelle » (8).

Encore un mot à propos des explications possibles de l’attrait indéfectible du Tour de France. Un spectateur interviewé par le Financial Times remarquait que le cyclisme serait « le sport le plus difficile ». C’est ici qu’entre en scène l’image du héros (9). Si « le tour a conservé sa magie en dépit du dopage », affirmait un autre spectateur en 2013, c’est parce que la magie porte sur les rêves que font les champions. Il en résulte que « les coureurs sont des idoles, même s’ils se dopent ». Le modus ponens qui semble se trouver en arrière-plan de l’argument :

Si X est un héros, alors tout lui est permis.

Un coureur du Tour de France est un héros.

Donc, tout lui est permis.

est cependant douteux, simplement parce que ses deux prémisses sont, à l’évidence, douteuses.

Quant à nous, nous doutons quelque peu de la puissance explicative de l’ensemble des arguments proposés. Il en existe un autre cependant, inspiré d’une distinction figurant chez Aristote, qui nous semble pertinent et non dénué de profondeur. Nous l’exposerons dans le prochain billet.

Alain Anquetil

(1) Voir « Froome au départ du Tour de France : une décision polémique et des questions », Le Parisien, 3 juillet 2018.

(2) « French love for Tour de France endures despite spectre of doping », Financial Times, 19 juillet 2013.

(3) « Enjoying the games, despite what may be behind the curtain », New York Times, 5 août 2012. L’article a été rédigé au moment des Jeux olympiques de Londres en 2012. Il ne porte pas sur le Tour de France, bien que celui-ci soit cité.

(4) Propos tirés de l’article du Financial Times, op. cit.

(5) Je ne discute pas ici de ces conditions qui s’inspirent des arguments proposés par Thomas Hobbes dans un chapitre du Léviathan.

(6) A. Smith, Theory of Moral Sentiments, 1759, tr. fr. M. Biziou, C. Gautier et J.-F. Pradeau, Théorie des sentiments moraux, Paris, PUF, 1999. L’extrait cité se trouve au I.1.i.

(7) Ce que fait l’article du Financial Times cité plus haut.

(8) Voir P. Sansot, « Le Tour de France : une forme de liturgie nationale », Cahiers Internationaux de Sociologie, nouvelle série, 86, janvier-juin 1989, p. 91-105 ; S. Fairley, H. Gibson et M. Lamont, « Temporal manifestations of nostalgia: Le Tour de France », Annals of Tourism Research, 2018, article sous presse ; F. Ferbrache, « Le Tour de France: a cultural geography of a mega-event », Geography, 98(3), 2013, p. 144-151 ; G. Fumey, « Le Tour de France ou le vélo géographique / The Tour de France: A cycling geography », Annales de Géographie, 650, juillet-août 2006, p. 388-408.

(9) Voir, à propos du crépuscule du héros du Tour de France, S. G. Wieting, « Twilight of the hero in the Tour de France », International Review for the Sociology of Sport, 35(3), 2000, p. 348-363.

[cite]

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