Suite de l’application d’une méthode simple et schématique issue de l’éthique de la vertu en vue d’analyser trois situations morales : le cas de l’étudiante convoquée sans raison apparente pour un entretien de stage ; les pleurs du footballeur brésilien Neymar ; les propos ambigus du dirigeant d’une petite PME rachetée par un groupe. Les (brefs) développements qui suivent constituent ma seule interprétation et ne prétendent pas apporter la solution aux problèmes moraux soulevés par ces cas. Rappelons la méthode proposée dans le précédent billet. Elle comprend trois étapes :

1. Identifier la valeur intrinsèque en jeu dans la situation.

 

2. Identifier la vertu qui permet de réaliser cette valeur.

 

3. Rechercher l’attitude juste dans la situation, ce qui revient à répondre à cette question : « Si je devais faire cela maintenant, est-ce que j’agirais selon la vertu identifiée précédemment ? »

On notera que ces étapes ne se réfèrent pas à « l’action qui aurait été effectuée par un agent vertueux », bien que le conseil de l’éthique de la vertu soit souvent résumé dans ce précepte : « Fais ce que ferait une personne vertueuse » (1). Cas 1 – L’étudiante convoquée sans raison apparente pour un deuxième entretien de stage Le point de vue est celui du dirigeant de l’entreprise. La valeur intrinsèque en jeu dans la situation est, selon moi, le respect, et les qualités du caractère qui lui sont associées la politesse et la considération – André Comte-Sponville, dans son Petit traité des grandes vertus, ne considère pas que la politesse soit une vertu morale, mais qu’elle est antérieure à la morale, même si elle en est aussi, selon lui, une condition. La bonne foi aurait pu être candidate (on peut émettre l’hypothèse que le dirigeant a manqué de bonne foi dans la mesure où il avait laissé croire à l’étudiante non seulement qu’elle serait retenue pour le stage, mais que le poste qu’elle allait occuper était clairement défini), mais, comme le dit Comte-Sponville, la bonne foi ne prouve rien (« Un nazi de bonne foi est un nazi : que nous fait sa sincérité ? »). Cas 2 – Les pleurs du footballeur brésilien Neymar lors de la dernière coupe du monde de football Le point de vue est celui de l’organisateur de la conférence de presse. La valeur en jeu est le respect, de nouveau, mais teinté cette fois d’une émotion de compassion. Les vertus associées sont ici aussi la politesse et la considération. L’attitude juste aurait été d’éviter, dans ces circonstances, de faire figurer devant le footballeur, presque sous son visage, un cadre numérique sur lequel défilaient des logos publicitaires – les mêmes que ceux qui se trouvaient derrière lui, sur le panneau. L’attitude juste semble couler de source : éviter de mélanger un surcroît de messages publicitaires et les larmes sincères de la personne interviewée. Il n’est guère étonnant qu’un commentateur ait noté l’indécence de la scène. La décence est une vertu relative, en général, à la « réserve et [à la] mesure dans le comportement », et en particulier au « respect des normes morales et des convenances, notamment en matière sexuelle, dans la tenue, les actes et les paroles » (CNRTL). La valeur de « respect » est l’objet de la décence selon le Merriam Webster, pour lequel elle désigne « les comportements et attitudes polies, morales et honnêtes qui témoignent du respect à autrui ». La décence est une vertu formelle, selon la terminologie proposée par Edmund Pincoffs (un philosophe qui a proposé une taxonomie et une analyse des vertus), et son but est, comme les autres vertus de la même catégorie, de rendre plus agréable la vie en commun au sein de la société (2). Cas 3 – Les propos ambigus du dirigeant d’une PME rachetée par un groupe Le point de vue est celui du dirigeant de la PME. La valeur est la vérité et la vertu la véracité. La véracité est la « qualité morale de celui/celle qui ne trompe pas ou qui n’en a pas l’intention; en particulier, [la] qualité de celui/celle qui se garde de l’erreur et s’emploie à l’éviter dans ses paroles ou dans ses écrits » (CNRTL). À la différence des vertus formelles de politesse ou de décence, les deux qualités du caractère impliquées aux cas 1 et 2 (qui, en fait, ne sont pas des vertus), la véracité, comme l’honnêteté et la sincérité, suppose, selon Pincoffs, « que soit respectée l’exigence fondamentale selon laquelle aucun avantage indu ne doit être obtenu ». Il souligne la relative facilité avec laquelle la réalité des faits peut être distordue. À la fin du passage qui suit, il rappelle le rôle de la véracité dans la stabilité de toute communauté morale :

« Une personne communiquant de l’information a toujours le pouvoir de la modifier ou de la déformer à son propre avantage – celui-ci étant le résultat du fait que l’autre a été induit en erreur ; celle à laquelle on accorde sa confiance peut toujours violer cette confiance à son profit ; une personne de mauvaise foi peut annoncer des choses auxquelles elle ne croit pas, espérant ainsi obtenir un gain auquel elle n’a pas droit. Ce qu’il y a d’injuste dans ces cas vient de ce que la personne malhonnête, insincère ou dissimulatrice accomplit l’action que, certes, n’importe qui d’autre pourrait faire en vue de satisfaire son propre intérêt, mais qu’en général on s’abstient de faire même si c’est à notre détriment. L’opportunisme sans scrupules est injuste si les autres, qui pourtant auraient autant à gagner, demeurent guidés par des principes. Il s’agit d’une qualité particulièrement nuisible dans un système qui dépend de la confiance mutuelle et de la retenue de chacun (self-government) plutôt que de la contrainte, ce qui est une manière de décrire une communauté morale. Les communautés morales sont des structures notoirement fragiles, et l’opportuniste sans scrupules ébranle leur structure dès lors qu’il cherche à profiter d’elles. »

Alain Anquetil (1) R. Hursthouse, « Virtue theory and abortion », Philosophy and Public Affairs, 20, 1991, p. 223-246. In R. Crisp & M. Slote, Virtue Ethics (p. 217-238), Oxford University Press, 1997. (2) E.L. Pincoff, « Virtue, the quality of life, and punishment », The Monist, 63(2), 1980, p. 172-184.

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