Bien que l’expression « hypocrisie morale » ait une connotation négative, ce concept désigne un phénomène psychologique qui intervient dans le contexte des relations sociales, par exemple les relations d’affaires. Car l’hypocrisie morale met en jeu la possibilité de faire confiance à autrui, laquelle dépend de la capacité à détecter les mensonges ou les tentatives de duperies dont on peut être victime. Ces questions ont été abordées dans un article du Journal of Business Ethics paru en 2006. J’en rends compte dans cet article.

L’hypocrisie morale « a été définie comme la capacité d’un individu à entretenir une croyance tout en agissant en désaccord avec cette croyance » (1). Elle renvoie fondamentalement aux motifs de l’action. On le perçoit lorsqu’on l’oppose à l’intégrité morale, comme l’ont fait trois psychologues, Batson, Collins et Powell (2). L’hypocrisie morale est « la motivation à paraître moral tout en évitant, dans la mesure du possible, le coût induit par le fait d’être vraiment moral ». Par contraste, l’intégrité morale est « la motivation à être vraiment moral ».

L’article de ces auteurs repose sur une idée fondamentale. C’est que l’hypocrisie morale est un phénomène psychologique où intervient l’auto-illusion (self-deception) : « Si je peux me convaincre moi-même que le fait de satisfaire mes propres intérêts ne viole pas mes principes moraux, alors je peux paraître authentiquement moral aux yeux des autres et éviter d’être détecté, tout en évitant de payer le prix encouru par le fait d’être vraiment moral ».

Dans l’article précédent (« Le fraudeur digne de confiance »), j’avais souligné la difficulté à dire si, dans le cadre du jeu du mille-pattes, la réputation de coopération des joueurs reposait sur leur caractère ou sur leur intérêt. Dans le cas évoqué par les auteurs, le problème est de même nature : comment savoir si la personne est authentiquement morale ou si elle fait semblant, c’est-à-dire si elle fait preuve d’hypocrisie ?

Batson, Collins et Powell rendent compte d’une série d’expériences visant à attester de l’existence de l’hypocrisie morale en dehors du contexte des relations marchandes. Chaque sujet devait attribuer une tâche « intéressante » ou « peu intéressante » soit à lui-même, soit à un autre participant, sans interaction directe. Dans un premier temps, il pouvait choisir de tirer à pile ou face – une procédure permettant une répartition équitable. Dans un second temps, il devait décider de la répartition. Ceux qui choisirent de ne pas utiliser la procédure du tirage à pile ou face (environ la moitié des sujets) s’attribuèrent très majoritairement la tâche la plus intéressante. Mais il en fut de même pour ceux qui choisirent d’utiliser la procédure de tirage, bien qu’ils aient manifesté, en choisissant d’y recourir, une attitude apparemment morale. Les auteurs en concluent que le phénomène de l’hypocrisie morale existe bel et bien et qu’il est loin d’être marginal dans les affaires humaines.

Selon leur mot, les sujets concernés se sont livrés à une « mascarade morale » : c’est intentionnellement qu’ils ont simulé les attitudes caractéristiques de la moralité. Toutefois ils ont pu être victimes d’une auto-illusion, en l’occurrence d’une rupture à l’intérieur de leur raisonnement pratique : jugeant qu’ils avaient agi moralement en retenant la procédure équitable du tirage à pile ou face, ils ont néanmoins ignoré son résultat en s’attribuant la tâche la plus intéressante.

Batson, Collins et Powell ont également mené une seconde série d’expériences dont le contenu se rapproche de situations de la vie des affaires : celles où, dans le cadre d’une transaction, une personne dispose d’informations privilégiées. L’hypocrisie morale apparaît dès lors qu’elle est en mesure d’utiliser cette information à son profit tout en conservant son apparence d’honnêteté.

L’expérience consistait à distribuer à un partenaire (fictif) 12 tickets de loterie d’une valeur différente. Dans l’une des conditions, le sujet disposait d’une information privilégiée, inconnue de son partenaire, notamment sur la valeur des tickets. Si les sujets estimèrent qu’une distribution égalitaire de tickets (6 pour chacun) était la meilleure chose à faire, ils s’attribuèrent les tickets ayant la plus grande valeur.

Les auteurs tirent de ces résultats empiriques plusieurs enseignements sur la vie des affaires. Deux méritent d’être soulignées. La première va à l’encontre de la présence de toute hypocrisie morale dans ce domaine des relations humaines. En effet, une condition pour que ce mécanisme soit « activé » est que la personne reconnaît que l’option qui a sa préférence (l’équivalent du fait de s’attribuer les tickets de loterie les plus avantageux) conduit à violer une valeur morale, par exemple l’équité. Or, selon les auteurs, le contexte des affaires empêcherait de reconnaître l’importance de telles valeurs morales. Ce qui exclut apparemment la possibilité d’une hypocrisie morale.

La seconde conclusion va dans l’autre sens. La vie des affaires « offre à la fois des incitations et des opportunités en faveur de l’hypocrisie morale », c’est-à-dire des incitations et des opportunités qui permettent « d’apparaître moral – juste, honnête, etc. – sans être réellement moral ». Parmi ces facteurs favorables se trouvent l’ambiguïté morale de certaines situations (l’équivalent de la distribution égale mais non équitable des tickets de loterie), la détention d’informations privilégiées, la division des responsabilités au sein des entreprises ou le recours à un raisonnement de type coûts – bénéfices permettant de taire le fait qu’un tort a été commis.

Point notable, la conclusion des auteurs n’est pas une position arrêtée. Ils considèrent que l’hypocrisie morale a des vertus : elle favorise les échanges et la poursuite, par les agents économiques, de leurs intérêts personnels, deux caractéristiques essentielles d’une économie de marché. Et bien qu’elle apparaisse comme un mécanisme moralement douteux, elle peut finir par générer de réelles obligations morales, adaptées au monde économique contemporain. Ainsi, un homme d’affaires qui ne pratiquerait pas l’hypocrisie morale serait « moralement déficient » car « incapable de prendre des décisions difficiles ».

Mais curieusement l’article se termine par une question : « Est-il vraiment bon pour la vie des affaires de considérer que l’hypocrisie morale est une vertu ? ». Elle révèle à elle seule, me semble-t-il, les limites de l’argumentation.

Alain Anquetil

(1) D’après Batson, Kobrynowicz, Dinnerstein, Kampf, et Wilson (1997), in P. Valdesolo et D. DeSteno, « Moral Hypocrisy: Social Groups and the Flexibility of Virtue », Psychological Science, 18(8), 2007, p. 689-690.

(2) C. D. Batson, E. Collins, A. A. Powell, « Doing Business After the Fall: The Virtue of Moral Hypocrisy », Journal of Business Ethics, 66, 2006, p. 321–335.

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