Le précédent billet se terminait par une citation du sociologue Morton Deutsch à propos de la « suspicion sociale ». Un tel état de suspicion – une suspicion d’arrière-plan – a parfois été invoqué dans les commentaires entendus à propos de la prise d’otages au sein du complexe industriel gazier exploité par BP au sud de l’Algérie. Dans la mesure où l’attaque terroriste s’est produite peu après la décision de la France d’engager des troupes au Mali, on a pu rapprocher (et souvent rejeter aussitôt) les deux événements en invoquant le passé colonial qu’ont connu l’Algérie et du Mali. Le présent article n’a pas pour objet de juger si un tel rapprochement, quand bien même eût-il été jugé inapproprié, est pertinent. Il vise à évoquer l’un des rares articles de l’éthique des affaires académique intéressés par les rapports entre le terrorisme et la vie économique.

Dans la situation de suspicion décrite par Deutsch, les deux parties, qui se méfient l’une de l’autre, tendent à dissimuler leur intention envers l’autre et leur connaissance de son intention (1). En effet, si l’une des parties (disons une firme) montre à l’autre (un groupe hostile) qu’elle croit que l’autre considère qu’elle (la firme) est une cible sensible aux actions de ce groupe hostile, celui-ci risque de commettre effectivement un acte malveillant à son encontre. Selon la définition de Deutsch, la suspicion suppose la dissimulation. Reste à savoir à quoi est due la sensibilité d’une partie à l’action d’une autre, sensibilité qui va par exemple conduire le groupe hostile à s’en prendre à une firme.

Dans le cas de l’attaque terroriste contre le complexe gazier exploité par BP dans le sud de l’Algérie, un rapprochement entre le rôle actuel d’une puissance occidentale, la France, dans l’une de ses anciennes colonies, le Mali, et la présence d’une firme également occidentale (BP) en Algérie était tentant. Mais, bien qu’on ait pu parler d’une extension du conflit en cours au Mali, ce rapprochement a en général été écarté. Par exemple, Vincent Giret écrivait dans Libération le 16 janvier : « Mais surtout, cette prise d’otages géante souligne de manière dramatique la nature internationale d’un conflit qui menace de n’épargner personne. Cette guerre au Mali, où la France est en première ligne, n’est pas une guerre conduite par l’ancien colonisateur. Elle est un conflit international majeur. » Et l’ancien ministre des affaires étrangères Hubert Védrine déclarait sur France Culture le 16 janvier que les deux événements étaient plutôt déconnectés, même si le Mali et l’Algérie partagent des zones géographiques riches en gaz : « Les premiers contingents africains sont en train d’arriver (au Mali). (…) Pour tous ces pays, c’est fondamental. Ils ne font pas d’analyses franco-françaises sur le sujet. Ils ne font pas d’analyses « archaïquo-historiques » du type « colonialisme et compagnie ». Non, il y a une question de sécurité pour les pays africains d’aujourd’hui et de demain. »

On notera toutefois que « l’argument de la colonisation » figurait dans le compte rendu de deux ouvrages relatif au droit international, paru dans la revue américaine Business Ethics Quarterly en 2011. Timothy Fort y exposait en particulier la thèse de James Thuo Gathii, auteur de War, commerce, and international law, publié en 2010. Fort lui-même défend l’idée selon laquelle le commerce, s’il est éthique, et les entreprises multinationales, si elles se conduisent de façon morale, ont un rôle pacificateur : « le commerce peut favoriser la paix », affirme-t-il en prolongeant d’ailleurs les arguments des deux textes dont il rend compte.

L’argument de Gathii est toutefois présenté sous un jour pessimiste. Selon les termes de Fort, cet auteur soutient la thèse que « les États souverains créent et suivent des normes internationales quand ces normes leur conviennent, et il les ignorent quand elles ne leur conviennent pas ». On considère alors parfois que ces normes sont « l’héritage du colonialisme et de l’impérialisme ». Bien que, comme le dit Fort, « la loi internationale puisse se référer à des règles d’équité énoncées sous une forme objective, « l’application, l’interprétation et les jugements » issus de ces lois « perpétuent l’héritage de l’impérialisme et de la conquête coloniale » ». Plus important pour notre propos, cette perpétuation touche également la pratique du commerce : « L’idée centrale de l’argument de Gathii », poursuit Fort, « est que le commerce est fondamentalement un moyen comme un autre à la disposition du pouvoir politique. (…) Si les décisions d’un gouvernement sont influencées par l’idée que les autres sont culturellement inférieurs, alors les vieilles attitudes et les anciennes habitudes politiques continueront à prospérer sous une apparence plus amène. Gathii soutient que c’est une telle perspective qui explique pourquoi un terroriste peut rejeter l’idée que les questions et les conflits internationaux puissent se régler grâce à des normes internationales. Ces normes ont été écrites par des nations puissantes et elles sont interprétées par ces nations. Les nations qui sont dépourvues de pouvoir (ou qui du moins se perçoivent comme tel) ne peuvent croire avec confiance que leurs revendications seront traitées de façon équitable. Accepter la manière commune de mener des actions politiques au plan international revient à abandonner la partie. Par conséquent, s’opposer aux normes internationales suppose d’attaquer le système et, parfois, de l’attaquer avec violence ». Ce propos suggère que la thèse de Gathii, telle que Fort la présente, est une candidate plausible pour expliquer la prise d’otages au sein du complexe gazier exploité par BP au sud de l’Algérie, même si l’« argument de la colonisation » a été rejeté à propos de l’intervention militaire de la France au Mali.

Alain Anquetil

 

(1) Soit le fait « qu’une personne 1 soupçonne qu’une personne 2 va accomplir quelque chose, et que la personne 1 perçoit que la conduite de la personne 2 à laquelle il s’attend est jugée par la personne 2 pertinente du point de vue de la personne 1 ». (M. Deutsch, « Trust and Suspicion », The Journal of Conflict Resolution, 2(4), 1958, p. 265-279).

(2) T.L. Fort, revue de Amy Chua, World on fire: How exporting free market democracy breeds ethnic hatred and global instability, New York, Doubleday, 2002; et James Thuo Gathii, War, commerce, and international law, New York, Oxford University Press, 2010 ; Business Ethics Quarterly, 21(2), 2011, p. 345-374.

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