Le sens de la « retenue » vu la dernière fois avait à voir avec la prudence : « faire preuve de retenue » équivalait à « faire preuve de prudence ». Sans faire spécifiquement référence à l’affaire dans laquelle est impliqué M. Dominique Strauss-Kahn et qui a fait l’objet de nombreux « appels à la retenue », je traite ici du cas particulier où l’on croit pouvoir exprimer publiquement un jugement parce que l’on dispose d’une « conviction raisonnable ». Mais la retenue a aussi un sens moral. Elle se rapproche alors de la maîtrise de soi. En un sens moral, toutefois, « faire preuve de retenue » va plus loin. Au fond cela peut revenir simplement à faire preuve de bonté, le même genre de bonté que celui qui consiste à reconnaître sincèrement ses torts.

Dans mon précédent article, j’ai insisté sur un cas que le « principe de retenue » est censé éviter : ne pas émettre une opinion infondée en garantissant sa future impunité morale. Mais qu’en est-il si celui qui est tenté d’émettre un jugement sur des faits non avérés a une conviction raisonnable quant à leur interprétation ? En se fondant sur cette conviction, il serait par exemple tenté de dire publiquement : « Cette personne Z qu’on accuse de tel méfait est accusée à tort car, selon moi, elle n’est pas le genre de personne à agir ainsi ».

Supposons qu’il ait finalement tort, c’est-à-dire que Z soit reconnu coupable une fois les faits établis. L’auteur du jugement initial pourrait se justifier en invoquant justement sa conviction raisonnable : « Je n’ai pas manqué de retenue quand j’ai dit que je ne croyais pas Z coupable des faits dont on l’accusait car j’étais raisonnablement convaincu que Z n’était pas le genre de personne à agir ainsi : cela fait longtemps que je la connais, elle n’avait jamais été mise en cause, s’était toujours montrée honnête, etc. ».

Le philosophe Bernard Williams rejette la possibilité de justifier un choix d’un certain type en faisant appel à une « conviction raisonnable » (1). Le choix en question concerne deux types d’existence – en l’occurrence, selon l’exemple de Gauguin, une existence soucieuse de sa famille et une autre privilégiant l’expression de ses talents artistiques (2). Dans ce cas précis, être « raisonnablement convaincu qu’on est un grand créateur » ne peut, selon Williams, servir à justifier le choix de Gauguin de partir à Tahiti pour se consacrer à la peinture et d’abandonner ainsi sa famille.

Le cas qui nous occupe – celui de Z – est d’un autre type, mais la conclusion de Williams vaut également. Pourtant il n’est pas simple, et pour deux raisons. Il y a d’abord la thèse que la liberté de discussion, en particulier celle de confronter des opinions divergentes, favorise la recherche de la vérité. Elle a été défendue avec fermeté par John Stuart Mill : « La liberté complète de contredire et de réfuter notre opinion est la condition même qui nous permet de présumer sa vérité avant d’agir : c’est là la seule façon rationnelle donnée à un être doué de facultés humaines de s’assurer qu’il est dans le vrai » (3). Ainsi, celui qui rend public son jugement que « Z n’est pas le genre de personne à agir ainsi » soumet sa conviction à une possible réfutation. Il ne ferait qu’exercer sa liberté au sens de Mill.

La deuxième raison est que le jugement « Z n’est pas le genre de personne à agir ainsi » peut être présenté comme révélant un fait qui s’ajoute à ceux (non encore avérés) selon lesquels Z serait coupable. Pour l’auteur du jugement, ce serait même un fait décisif.

Mais sa conviction que Z est innocent peut-elle être dite raisonnable ? Non, parce que le caractère raisonnable suppose que sa conviction serait partagée par n’importe qui – qu’elle serait impersonnelle, alors que l’auteur du jugement invoque sa connaissance personnelle de Z. Le fait que l’auteur du jugement apporte au débat n’est pas un fait mais plutôt une conviction personnelle. Et cela n’a pas de sens d’invoquer la thèse de Mill puisqu’il n’y a sans doute aucune vérité à découvrir.

Ces développements conduisent à la conclusion que, dans certains types de cas, le principe de retenue vise aussi à empêcher les jugements fondés sur une conviction raisonnable.

J’en viens au sens moral de la retenue. Les définitions des dictionnaires la réduisent souvent à la maîtrise de soi. Mais cela semble supposer que l’on se contraint de ne pas porter un jugement sur des faits non établis, voire que l’on se retient à contrecœur d’exprimer sa pensée.

Or la retenue peut être comprise plus généreusement. Car en un sens plus fort, faire preuve de retenue revient simplement à faire preuve de bonté. « Pas d’excuses, j’ai été maladroit », dit le commandant allemand von Rauffensteil au capitaine de Boëldieu, son prisonnier qu’il a mortellement blessé dans le contexte d’une tentative d’évasion alors qu’il le visait aux jambes (4). « C’est aussi ma faute car je ne vous ai pas comprise et j’ai manqué d’attention à votre égard », dit Lady Margaret Cronin à sa future belle-fille alors que celle-ci vient de lui avouer qu’elle avait dû se prostituer, ne sachant pas que celui qu’elle aimait reviendrait vivant de la guerre (5). Les personnages de fiction, auteurs de ces jugements, reconnaissent sincèrement leurs torts. Leurs jugements témoignent de leur bonté, non de leur prudence ou de leur maîtrise de soi. Si de tels personnages s’exprimaient dans un cas comme celui de Z, ils donneraient l’impression de faire preuve de retenue (en évitant de juger, en témoignant du respect pour toutes les parties concernées) alors qu’ils seraient simplement bons. D’une certaine façon, le concept de retenue ne s’applique pas à eux. Il est surpassé par la bonté.

On rétorquera que ces exemples de fiction n’ont rien à voir avec la réalité, qu’ils manquent de plausibilité ou encore que le concept de bonté est bien trop vague. Ces objections sont évidemment recevables. Mais les exemples que j’ai cités ont le mérite d’attirer le regard vers des considérations morales supérieures à l’exigence de retenue, comme la bonté. Que le mot « retenue » ait été employé si fréquemment il y a peu révèle quelque chose sur la place de ces considérations morales dans la formulation publique des jugements privés. En appeler à la bonté plutôt qu’à la retenue semblerait inapproprié ou suspect, mais c’est l’effacement de références morales supérieures qui devrait nous intriguer.

Alain Anquetil

(1) B. Williams, Moral Luck : Philosophical papers 1973-1980, Cambridge, Cambridge University Press, 1981, tr. fr. J. Lelaidier, La fortune morale. Moralité et autres essais (p. 253-279), Paris, PUF, 1994.

(2) Williams ne cherchait pas à être fidèle à la biographie du peintre.

(3) J.-S. Mill, On liberty, 1859, tr. fr. L. Lenglet, De la liberté, Paris, Folio Essais, 1990.

(4) La grande illusion, de Jean Renoir, 1937.

(5) Waterloo Bridge, de Mervyn Le Roy, 1940.

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